La démocratie américaine connaît-elle ses derniers instants?
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
«Les États-Unis vont vers leur plus grave crise politique et constitutionnelle depuis la guerre de Sécession et on peut raisonnablement imaginer qu'ils pourraient connaître, ces trois ou quatre prochaines années, des troubles tels que violences généralisées, effondrement de l'autorité fédérale et division du pays entre enclaves rouges et bleues qui se font la guerre.»
Telle est l'attaque d'un papier explosif paru le 23 septembre dans le Washington Post et signé Robert Kagan. Jusqu'en 2016, c'était l'un des stratèges en politique étrangère les plus influents au sein du Parti républicain. Dans cet article, il traite de questions que l'on associe généralement aux démocraties fragiles d'Amérique latine, à leur propension notoire à l'autodestruction politique. Et l'on peut dire que dans cette analyse, il met le doigt sur une étape clé du processus de latino-américanisation de la politique étasunienne.
Trump et la machine à gagner l'élection
L'auteur fonde son raisonnement sur deux points. Premièrement, Donald Trump est le candidat incontournable des Républicains qui briguera la présidence des États-Unis en 2024. L'idée initiale selon laquelle son pouvoir et son influence s'estomperaient après sa défaite de 2020 s'est avérée illusoire: il dispose de l'argent ainsi que de l'appareil politique nécessaires et est soutenu par des millions de partisans fanatiques. Qui plus est, dans trois ans, il affrontera des adversaires vulnérables sur le plan politique. Certes, Trump pourrait connaître des ennuis judiciaires ou de santé qui l'empêcheraient de se présenter. Mais parier sur cette hypothèse reviendrait à faire un vœu pieux et non à mettre en place une stratégie politique.
Robert Kagan estime que le Parti républicain ne se définit plus par son idéologie, mais par le rapport de forces entre trumpistes et anti-trumpistes. Du reste, les cadres de ce parti qui n'affichent pas un soutien inconditionnel à l'ancien président sont marginalisés sans autre forme de procès et subissent d'impitoyables attaques.
Le deuxième argument développé par ce politologue est que Trump et ses alliés mettent tout en œuvre pour garantir leur victoire électorale –quitte à recourir à des moyens non-démocratiques. Finies les tentatives maladroites (et vouées à l'échec) de lancer des poursuites judiciaires pour procurer à Trump les voix qui lui manquaient pour battre Biden. Exit le blitz médiatique pour convaincre le pays que l'élection a été truquée. Plus d'amateurisme ni d'improvisation dans l'urgence.
Tout cela a fait place à un projet violent, très élaboré et généreusement financé, déjà en chantier pour contrôler le processus électoral dans les États clés. Il se concentre sur le décompte des voix et les moyens de permettre aux élus en place dans ces États de déterminer en dernier ressort le vainqueur du scrutin dans leur État.
«Le décor du chaos»
En somme, «on est en train de planter le décor du chaos, avertit Robert Kagan. Imaginez des semaines de manifestations et contre-manifestations de masse dans plusieurs États, alors que les parlementaires des deux partis revendiquent la victoire et accusent l'adversaire de se livrer à des manœuvres anticonstitutionnelles afin de prendre le pouvoir. Les partisans des deux camps sont susceptibles d'être mieux armés et plus enclins à passer à l'acte qu'ils ne l'étaient en 2020.»
Robert Kagan tire la sonnette d'alarme sur des phénomènes aussi dangereux que nouveaux aux États-Unis, mais bien connus en Amérique latine. Cet universitaire a le mérite d'avoir perçu que les hommes à poigne comme Trump font de la politique différemment d'autres dirigeants démocratiques et préfèrent user de stratégies asymétriques pour atteindre leurs objectifs.
Paradoxalement, le meilleur moyen de lutter contre la politique asymétrique est de ne pas se battre sur le terrain des populistes.
Regardons les choses sous cet angle: Oussama Ben Laden a appris au monde entier ce qu'est la guerre asymétrique, tandis que Donald Trump nous a montré ce que veut dire une politique asymétrique.
La guerre asymétrique est un conflit armé dans lequel l'un des camps dispose de ressources et de capacités militaires largement supérieures à celles de l'autre. Le groupe le plus faible se voit alors contraint de recourir à des stratégies, des tactiques et des manœuvres peu conventionnelles. En 2015, alors que Donald Trump n'avait pas de parti disposé à l'investir en tant que candidat à la présidence, il était prêt à enfreindre toutes les règles et les normes traditionnelles de la politique. C'est ainsi qu'il a surpris et désorienté ses rivaux. Cette stratégie de politique asymétrique lui a non seulement permis de prendre le contrôle du Parti républicain, mais aussi d'accéder à la fonction suprême. Et s'il n'a pas réussi à se faire réélire en 2020, son succès en tant que leader d'un mouvement qui prospère en pratiquant l'asymétrie politique est incontestable.
Quelques éléments de réponse
Alors, comment renforcer la démocratie américaine et empêcher les dirigeants aux tendances antidémocratiques de saper la démocratie de l'intérieur? Paradoxalement, le meilleur moyen de lutter contre la politique asymétrique, qui donne un avantage électoral aux démagogues, aux populistes et aux charlatans, est de ne pas se battre sur leur propre terrain.
Lorsque la démocratie est attaquée, il faut l'élargir et l'approfondir. Les démocraties du monde –et c'est particulièrement urgent aux États-Unis– doivent être réparées et réformées de manière à pouvoir faire face aux nouvelles réalités (comme les pandémies) ou aux maux bien ancrés (comme les inégalités).
Mais avant de discuter d'actions concrètes pour défendre la démocratie et résister aux attaques asymétriques qu'elle subira, il est nécessaire de susciter un large consensus sur la gravité de cette menace. L'attaque asymétrique contre la démocratie n'est pas du tout dans la continuité de «ce qu'on a toujours connu». C'est un phénomène politique différent dont les conséquences pourraient être terribles. Pour l'éradiquer, nous devons le comprendre, provoquer une prise de conscience au sujet de sa toxicité et lui accorder toute l'attention qu'il mérite.
Espérons que la démocratie l'emportera.