Malthus, Marx ou Marché?
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
JE RENTRE TOUT JUSTE d’un voyage en Chine, et alors que je m’y étais encore rendu il n’y a pas si longtemps, j’ai été de nouveau surpris par les mutations de ce pays, qui s’opèrent à une vitesse déconcertante!
Nous parlons d’un pays dont le taux de croissance se situe à 10% par an en moyenne. J’ai effectué mon premier voyage en Chine en 1978, lorsque les réformes économiques en étaient encore à leurs balbutiements. Je me rappelle les grandes avenues presque dépourvues de voitures, mais grouillant de bicyclettes. Des passants vêtus de tenues quasi uniformes: vert olive ou bleu.
Ces mêmes artères sont aujourd’hui bordées de gratte-ciels à l’architecture audacieuse. Les Chinois y circulent dans de nombreux véhicules. Les piétons revêtent toutes sortes de couleurs et de styles. Il y a une trentaine d’années, le PIB de la Chine représentait à peine 40% celui de l’Union soviétique. Aujourd’hui, il est quatre fois supérieur!
Moins de pauvreté, plus de consommation
Le changement fondamental est que des millions de Chinois sont sortis de la pauvreté, s’intégrant à une classe moyenne qui, bien que plus pauvre que les classes moyennes d’Europe ou des Etats-Unis, a désormais les moyens de s’acheter plus de nourriture, de médicaments ou de consommer plus d’énergie. Partout où la croissance est au rendez-vous, les classes moyennes prennent de l’essor. On le voit en Turquie, au Vietnam, en Indonésie, au Brésil, en Colombie et dans bien d’autres pays encore.
Mais cet immense succès de l’humanité va-t-il se transformer en catastrophe pour la planète?
Il y a trois façons de répondre à cette question. La première est celle de Thomas Robert Malthus. En 1798, il a développé sa fameuse théorie: vu que la population croît plus vite que la production de ressources, les famines, les épidémies et les guerres «rééquilibreront» inévitablement la situation. En 1972, le Club de Rome a parrainé la publication du rapport Halte à la croissance?, une étude qui prédisait une catastrophe malthusienne vers l’an 2000 et un épuisement du pétrole en 1992.
Malthus a eu tort
Il est aujourd’hui évident que Malthus et les siens ont sous-estimé l’impact des nouvelles technologies. Ainsi, en 20 ans, la «révolution verte» a permis de doubler la production de céréales dans les pays pauvres. En règle générale, nous produisons aujourd’hui une quantité d’aliments par habitant bien supérieure. Et de plus en plus de technologies permettent d’exploiter des ressources naturelles auparavant inaccessibles.
Problème de répartition
Deuxième réponse possible: ce n’est pas une question de production, mais de répartition des ressources. Une petite poignée de gens consomme trop. Et trop de gens consomment peu. A titre d’exemple, les Etats-Unis consomment 25% de l’énergie produite chaque année dans le monde, alors que leur nombre d’habitants n’équivaut qu’à 4,6% de la population mondiale. Un Allemand consomme pratiquement neuf fois plus d’énergie qu’un Indien et trente fois plus qu’un Bangladais. De ce point de vue, Karl Marx a raison: il faut absolument faire en sorte de répartir de façon plus égalitaire la consommation. Il estime que c’est à l’Etat de le faire, et certainement par la force.
Le marché et ses défauts
On peut enfin considérer les choses à travers le prisme du marché. Les prix et les stimulations de l’économie de marché jouent un rôle de régulateur. En cas de pénurie, les prix augmentent, la consommation diminue et les hommes sont encouragés à être plus efficaces et productifs. A inventer de nouvelles technologies pour produire plus à moindre coût. Si la hausse des cours du pétrole se poursuit, le vent, le soleil et la mer feront concurrence aux hydrocarbures.
Si le coton reste cher, davantage de producteurs se mettront à le cultiver. C’est déjà arrivé. La production a progressé et les nouvelles technologies y ont évidemment contribué. Seulement voilà, les ajustements du marché s’effectuent brutalement et ne résolvent pas les problèmes concrets des consommateurs. Car pour eux, toute diminution de la consommation (forcée par l’augmentation des prix) implique de sacrifier certains produits alimentaires. D’autre part, les défaillances du marché au niveau mondial demeurent: les océans se dépeuplent à la vitesse grand V en raison de la surpêche, sans parler de nos émissions de CO2 qui ne cessent de réchauffer le globe.
La solution s’imposera
Aucun de ces points de vue ne permet d’apporter de réponses adéquates aux questions complexes liées à la croissance explosive de la Chine ou à l’expansion de la classe moyenne et de la consommation dans le monde. Les réponses technologiques stimulées par le marché peuvent arriver trop tardivement, après des répercussions sociales et écologiques irrémédiables. Une intervention excessive de l’Etat pour remédier aux inégalités étouffe parfois dans l’œuf des solutions dont seuls les marchés peuvent accoucher. Mais, en même temps, si on néglige les défaillances des marchés, la planète pourrait devenir invivable.
Une chose est sûre, ce ne sont pas les idéologies rigides qui nous aideront à trouver des solutions. Il faut être ouvert à toutes les idées existantes, tenter d’en développer de nouvelles et laisser libre cours au pragmatisme et à l’expérimentation. Par le passé, l’humanité a su trouver des solutions à des problèmes sans précédent. Il n’y a aucune raison de croire que ce sera différent aujourd’hui et à l’avenir.