L’épidémie des mauvaises idées
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
QUE VA-T-IL SE PASSER si le chaos politique s’installe au Pakistan? Et si à la suite des révoltes arabes, d’immenses vagues de réfugiés s’abattent sur l’Europe? La Grèce va-t-elle sombrer? Et ce pays va-t-il entraîner l’euro dans sa chute? Qu’est-ce qui menace la stabilité de l’économie mondiale: une possible stagnation de la Chine ou l’explosion de la dette américaine? Face à toutes ces inquiétudes, naissent des idées, parfois mauvaises, qui donnent lieu à des décisions qui nous affectent tous.
Les gouvernants ont toujours été particulièrement enclins à tomber dans le piège des mauvaises idées. Il s’agit, dans de nombreux cas, de propositions soutenues par des intellectuels, des journalistes ou d’autres acteurs politiques influents. Aujourd’hui, les nouvelles technologies, la mondialisation et les pressions croissantes visant à faire émerger des réponses rapides et audacieuses aux problèmes – dont beaucoup sont sans précédent –accentuent cette faiblesse intellectuelle.
Les mauvaises idées deviennent populaires et se propagent à travers la planète avant que leurs défauts ne se révèlent. Pis encore, face aux crises (politiques, économiques, militaires), les chefs d’Etat sont de plus en plus tentés de faire des paris aux enjeux considérables – des vies, de l’argent, du capital politique – en s’appuyant sur des idées pernicieuses. Par exemple, l’invasion de l’Irak; les premières réactions à la crise économique mondiale ou encore, plus récemment, la gestion de la crise grecque.
Cela n’a rien de nouveau. L’histoire regorge de théories qui ont un temps été à la mode, inspirant des politiques, avant d’être finalement réfutées et remplacées. Certaines, telles que le communisme ou le fascisme, sont d’ambitieuses constructions, qui proposent une vision globale du monde. D’autres ont une portée plus réduite: la théorie de la dépendance; la courbe de Laffer popularisée par Ronald Reagan; la prétendue supériorité de la culture d’entreprise japonaise; le grand intérêt des investissements dans les startups. Autant d’idées plébiscitées, mais qui ont ensuite été discréditées par la réalité.
Une idée naît, devient géniale, puis nulle
De même, certaines bonnes idées, après avoir fait du chemin, finissent par être abandonnées lorsqu’elles se révèlent coûteuses sur le plan politique. La crise économique a fait ressortir l’urgence d’une «nouvelle architecture financière». Ce besoin demeure insatisfait, mais l’idée est passée de mode et ne bénéficie plus du même soutien qu’au paroxysme de la panique financière.
Le cycle naissance-apogée-disparition (avec parfois une résurrection) est une constante historique des idées qui débouchent sur de grandes décisions. Ce qui a changé, c’est la vitesse de déroulement du cycle: elle a augmenté. Cette accélération se traduit par la fragilité des politiques, aux dépens de l’adoption de mesures plus durables. La besoin de plus en plus pressant de trouver des solutions à des problèmes aussi nouveaux que menaçants élève le risque que de mauvaises idées engendrent de mauvaises solutions.
On exige des chefs d’entreprise plus de résultats, plus vite; les dirigeants politiques doivent contenter un électorat de plus en plus impatient; les fonctionnaires se retrouvent contraints à trouver des solutions improvisées pour des urgences inédites… D’où la primauté des recettes instantanées, qu’on croit miraculeuses, au détriment des bonnes propositions dont la mise en œuvre est longue et les résultats tardifs. Bien qu’on finisse, tôt ou tard, par se rendre compte du «malfondé» des mauvaises idées, certaines survivent suffisamment longtemps pour causer d’importants dégâts. Sans compter le risque que la nouvelle «bonne» idée puisse être moins bonne qu’on veut nous faire croire et qu’elle soit également écartée au final. Un cercle vicieux qui aggrave les problèmes.
L’immense flot d’informations en cause
Cette fragilité intellectuelle est amplifiée par les technologies et l’information. Alors que la rapidité et la facilité avec lesquelles nous communiquons aujourd’hui favorisent l’étude et la critique des idées et propositions, le volume et les flux rapides d’informations nuisent à notre capacité de discernement, d’apprentissage, de pondération et de réaction.
Dans les méandres infinis de l’information, comment démêler le vrai du faux? Quelle proposition est valable et quelle critique est injuste, tendancieuse ou simplement erronée? Comme on dit, trop d’information tue l’information. Plus on débat, plus la question devient obscure. Et le formidable flot d’information augmente le coût des vérifications visant à savoir qui et quoi croire.
Il est inévitable que nos dirigeants continuent d’être séduits par certaines impostures intellectuelles, suivies de leurs résultats indésirables. Mais comme l’ont montré aussi bien les attentats terroristes que la crise financière, le premier pas pour se protéger des mauvaises idées est de reconnaître notre inquiétante disposition à nous laisser séduire par elles. Il convient, par conséquent, d’être aussi vigilant à l’égard de l’influence grandissante des mauvaises idées que vis-à-vis des kamikazes ou des nouveaux produits financiers toxiques.