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Global Columns

La part d'ombre des Etats-Unis

Andrea G

Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra

Nous avons tous des sujets que nous préférons ne pas aborder. Parce qu’ils nous font honte. Parce qu’ils sont douloureux. Ou parce qu’il s’agit de problèmes pour lesquels nous n’avons pas de solutions. Dans d’autres cas, nous ne les comprenons pas, tout simplement.

Les pays aussi éludent certaines questions. Partout, il existe des thèmes quasi absents des conversations – peu évoquées à la maison ou entre amis. Dans les médias ou dans les hautes sphères du pouvoir. Non pas que ces problèmes soient méconnus ou peu fréquents dans les débats nationaux. On les aborde, mais de façon superficielle. Et puis on n’en parle plus, et ils entraînent bien peu de conséquences pratiques majeures. C’est ce que j’appelle ici les «zones d’ombre»: des problèmes dont l’importance est aussi évidente que les mesures pour s’y attaquer sont rares.

Aux Etats-Unis, pays démocratique s’il en est, et fervent défenseur de la liberté d’expression, de vastes zones d’ombre embrument également les débats nationaux. Je voudrais attirer l’attention sur trois d’entre elles. L’une obscurcit les dépenses de l’armée, la seconde assombrit le ciel financier et la dernière qui jette un brouillard sur les conséquences pour les Etats-Unis du poids grandissant des latino-américains.

De bien obscures dépenses militaires

Comme chacun sait, les Etats-Unis sont le pays au budget militaire le plus élevé de la planète. A eux seuls, les Etats-Unis dépensent 43% du budget défense cumulé des pays du globe. En outre, leurs dépenses militaires dépassent la somme des budgets des dix puissances aux plus grosses dépenses militaires.

Le Pentagone dévore près d’un tiers du budget national américain. Et, au cours de la dernière décennie, les dépenses militaires des Etats-Unis ont augmenté à un rythme de 9% par an. Récemment, un débat s’est ouvert, mettant en avant le besoin de ramener à de plus justes proportions le budget militaire américain. Mais les montants évoqués en vue d’éventuelles coupes sont en réalité minimes.

Ce dont on parle peu – et il s’agit là d’une zone d’ombre non négligeable – c’est de l’énorme gaspillage engendré par ce colossal budget militaire. Selon certaines estimations, ce gaspillage ne représenterait pas moins de 30% des sommes allouées au Pentagone. C’est peut-être plus. Mais on n’est certain de rien: «Il est impossible d’auditer les états financiers du département de la Défense», a récemment conclu le Government Accountability Office. Cela signifie que les Etats-Unis dépensent chaque année autour de 1.000 milliards de dollars sans savoir comment. De plus, selon les audits, «l’insuffisance des contrôles rend difficile l’identification des fraudes, gaspillages et abus». Motus et bouche cousue.

Le poids écrasant de Wall Street

Une jeune femme fraîchement sortie de l’université et sans expérience, a été embauchée par une banque de Wall Street. Salaire annuel: 80.000 dollars. Un jeune homme, ingénieur de formation, a quant à lui décroché un emploi dans une société industrielle américaine pour un salaire annuel de 40.000 dollars.

Les connaissant personnellement, je sais qu’il n’y a pas entre eux de grandes différences de talent, de motivation ou de parcours universitaire. Mais notre banquière gagne le double. Le secteur financier peut se le permettre: au cours des dix dernières années, il a récolté 41% de l’ensemble des bénéfices du secteur privé américain. Selon Simon Johnson, économiste au Massachusetts Institute of Technology, six conglomérats financiers contrôlent des actifs équivalents à 60% du Pib des Etats-Unis. (Pour comparaison, au milieu des années 90, on n’était qu’à 20% du Pib.)

Robert Creamer a calculé qu’en 2007, les 50 principaux magnats de Wall Street ont empoché 588 millions de dollars chacun... Il ne fait pas de doute que le monde de la finance a atteint un poids économique considérable, et par là même, une influence politique énorme. Il engrange des capitaux, des talents et des décisions politiques favorables sans doute comme nul autre secteur n’en est capable. La crise de 2008 a du reste renforcé la concentration du pouvoir entre les mains des financiers et, malgré une régulation plus rigoureuse, ils continuent de disposer d’une grande autonomie – outre leur emprise politique. Voilà un autre sujet traité de manière superficielle et futile, qui laisse place au règne du populisme des politiciens (inoffensif pour eux). Et à la manipulation du débat public par les bénéficiaires du statu quo.

La progression des Latino-Américains cache des surprises

Les chiffres du dernier recensement de la population des Etats-Unis viennent de tomber. Alors que l’on comptait 22 millions de Latino-Américains en 1990, ils sont aujourd’hui 52 millions. En 2016, ils atteindront les 60 millions, soit 18% de la population américaine! Dans le même temps, les Anglo-Saxons sont de moins en moins nombreux; ils sont passés de près de 70% en l’an 2000 à 63% actuellement. Le taux de croissance démographique des Latinos est quatre fois supérieur à celui de la croissance démographique américaine globale.

Les Latino-Américains résidant aux Etats-Unis, dont le pouvoir d'achat connaît également une hausse rapide, constituent à présent la classe moyenne à la plus forte la croissance. Leur poids économique et politique croissant modifiera nécessairement certaines dynamiques aux Etats-Unis, où tout le monde se rend bien compte que les Latino-Américains progressent à tous les niveaux. Mais c’est encore une question dont on parle peu et on ne sait toujours pas quoi faire de cette réalité. Une réalité qui, à terme, devrait apporter son lot de surprises.