Les «volontaires» russes en Syrie, symboles d’un monde entre guillemets
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
«En Argentine, de nombreux mots ont vu leur sens s’affaiblir: général, artiste, journaliste, historien, professeur, université, directeur, cadre, industriel, aristocrate, bibliothèque, musée, zoologique –autant de vocables qu’il faut mettre entre guillemets», a écrit le romancier V. S. Naipaul après avoir visité ce pays en 1980.
Cette brillante métaphore restitue très bien la complexité de la réalité, qui est bien souvent différente de ce dont elle a l’air. Mais les guillemets dont parle ce prix Nobel de littérature ne sont pas qu’un phénomène argentin du siècle passé. Ils s’appliquent parfaitement à la réalité du XXIe siècle: combien y a-t-il d’«écoles» qui n’éduquent pas, d’«hôpitaux» qui ne soignent pas, de «policiers» ripoux, d’«entreprises privées» qui n’existent que grâce à l’État ou de «ministères de la Défense» qui attaquent les citoyens de leur pays? Nous évoluons dans un univers truffé d’institutions qui ne remplissent que partiellement la mission qui justifie leur existence. Et de situations spécialement conçues pour tromper ceux qui ne sont pas sur leurs gardes.
Le 5 octobre, le gouvernement russe a annoncé l’envoi de forces de «volontaires» pour combattre en Syrie (ce n’est pas moi qui ajoute les guillemets, je reprends un titre du New York Times, Kremlin Says Russian ‘Volunteer’ Forces Will Fight in Syria). Ces «volontaires» russes déployés en Syrie ressemblent étrangement aux «militants pro-russes» qui ont envahi la Crimée et sont encore en guerre contre l’Ukraine. En réalité, aussi bien ces «volontaires» russes expédiés en Syrie que les «militants» qui attaquent l’Ukraine sont des militaires russes ou des mercenaires à la solde de Moscou.
Il semblerait que le Kremlin ait développé une prédilection marquée pour les «organisations non gouvernementales (ONG)» (entre guillemets) afin d’atteindre des objectifs militaires et politiques. NASHI, à titre d’exemple, est un «mouvement» de jeunes russes qui se dit «démocratique, antifasciste et contre le capitalisme oligarchique». Tout est entre guillemets car, en fait, cette ONG est un groupe promu, organisé et financé par le gouvernement russe. Le seul, du reste, à employer ce qu’il est convenu d’appeler des ONGOG (organisations non gouvernementales organisées et contrôlées par des gouvernements).
En 2007, j’écrivais déjà:
«La Fédération des affaires concernant les femmes de Birmanie est une ONGOG; au même titre que l’Organisation soudanaise des droits de l’homme; l’Association des organisations non commerciales et non gouvernementales du Kirghizstan; Chongryon, l’Association générale des Coréens résidant au Japon. C’est un phénomène mondial qui prend de plus en plus d’ampleur: des gouvernements qui financent et contrôlent des ONG, bien souvent en cachette.»
Vidés de sens
Dans des pays au gouvernement autocratique ou des démocraties non libérales, on assiste également à une prolifération de «médias privés et indépendants» qui n’ont rien de tout cela dans les faits. Chaînes de radio ou de télé, journaux et magazines lancés ou rachetés par des «investisseurs privés» qui sont indépendants pour la forme, mais au fond –du point de vue de la ligne éditoriale–, sont esclaves du gouvernement qui les finance et les manipule en coulisses.
Les présidents, dictateurs ou chefs d’État de ces pays exercent en général un contrôle très strict, clandestin bien sûr, sur leurs «sénateurs», «députés», «procureurs», «juges» et les «tribunaux électoraux» aux airs d’«arbitres impartiaux» d’«élections démocratiques» (entendez souvent truquées et frauduleuses). Voilà pourquoi en Russie, en Iran, au Venezuela ou en Hongrie, pour ne citer que ces États, les mots comme «démocratie», «séparation des pouvoirs» et «élections» doivent être flanqués de guillemets pour insister sur le fait qu’on les a vidés de leur sens.
Et il n’y a pas que les pays. Le milieu des organisations internationales regorge de guillemets. Avez-vous entendu parler du Conseil des droits de l’homme de l’ONU? Sa mission? «[R]enforcer la promotion et la protection des droits de l’homme autour du globe.» Ses membres? Cuba, le Congo, la Chine, le Kazakhstan, la Russie, le Venezuela et le Vietnam, entre autres…
Autre preuve du caractère indispensable des guillemets: la «Charte démocratique» de l’Organisation des États américains (OEA). En 2001, avec la plus grande émotion et la pire grandiloquence, les pays démocratiques d’Amérique latine ont conjointement déterminé que «la préservation et le renforcement de la démocratie représentative» étaient prioritaires et que toute rupture anticonstitutionnelle de l’ordre démocratique ou toute altération de l’ordre constitutionnel menaçant sérieusement l’ordre démocratique dans un État membre de l’OEA constituerait un «obstacle insurmontable» qui empêcherait son gouvernement de rester membre de l’organisation. Eh bien, il n’en a rien été. Non seulement l’OEA n’a pas réagi lorsque des violations flagrantes de l’ordre démocratique ont été commises dans différents pays de la région, mais elle a en outre la ferme intention d’accueillir en son sein un autre parangon de démocratie: Cuba.
Mais le pays qui bat tous les records de guillemets est peut-être la Chine. La Chine «communiste» qui est aujourd’hui un acteur incontournable de l’économie capitaliste mondiale. Et pour ne donner qu’un autre exemple concernant le géant chinois, ce dernier nous oblige à présent à ajouter des guillemets aux termes «île» et «îlot». Pékin a pris possession de quelques rochers dans une zone maritime disputée de la mer de Chine méridionale et y a opéré des «développements». Faute d’être habités ou habitables, ces récifs ont été transformés en «îlots» qui abritent des bases navales et aériennes chinoises.
Le XXIe siècle pourrait bien être celui des guillemets.