Le Venezuela est la nouvelle Libye
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
En 2011, la Libye a volé en éclats. Sous l'égide de l'ONU, une large coalition a attaqué le pays, Mouammar Kadhafi a été tué dans des circonstances obscures, ce qui a entraîné l'effondrement de son régime sanguinaire et, dans la foulée, la fragmentation du pays.
Deux gouvernements ont finalement été formés, l'un siégeant à Tripoli et l'autre à Tobrouk. Chacun s'est doté d'un chef de file, de forces armées, d'une bureaucratie et même de sa propre banque centrale avec son papier-monnaie.
Par ailleurs, ces deux gouvernements ont obtenu le soutien d'autres pays: celui de Tripoli a été légitimé par l'ONU, tandis que l'administration de Tobrouk est reconnue, entre autres, par l'Égypte, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite et la Russie.
Déclin sans fin
Si les très convoités champs pétrolifères de Libye ont donné lieu à d'intenses conflits armés, aucun gouvernement n'est jusqu'ici parvenu à l'emporter sur l'autre.
Le territoire libyen grouille en outre de centaines de tribus, de groupes terroristes –au rang desquels Al-Qaïda et l'organisation État islamique (EI)– et d'autres organisations criminelles se livrant au trafic de drogue, d'armes et d'êtres humains. La situation est d'autant plus dangereuse que la population peut facilement se procurer des armes de toutes sortes.
Après s'être étalé dans le temps, le déclin de la Libye est devenu un problème européen, la capitale Tripoli ne se trouvant qu'à 300 kilomètres de Lampedusa, l'île italienne où ont débarqué des milliers de migrant·es africain·es qui avaient gagné la Libye et, de là, ont tenté d'entrer en Europe.
Le chaos et la corruption qui gangrènent ce pays africain rendent extrêmement difficile le contrôle de ces flux de personnes, qui rapportent gros aux passeurs.
Aucun aspect de cet état de choses ne faisait partie des calculs des puissances étrangères ayant participé à l'intervention militaire en Libye. Leur priorité était de faire tomber le régime du colonel Kadhafi et d'éviter que ce dirigeant fou ne perpètre un génocide.
Conformément au plan, après le renversement de Kadhafi, un gouvernement de transition convoquerait des élections afin d'engager la Libye sur la voie de la démocratie. L'exploitation de ses énormes réserves pétrolières financerait la relance économique du pays.
Seulement voilà, huit ans après l'intervention militaire, ce lendemain prometteur n'est jamais venu et ne semble pas non plus se dessiner –même vaguement– à l'horizon.
Similitudes troublantes
Le Venezuela risque de devenir aux Caraïbes ce qu'est la Libye à l'Afrique. Quoiqu'il s'agisse de pays extrêmement différents à bien des égards, leurs similitudes sont surprenantes.
À l'image de la Libye, le Venezuela compte deux centres de pouvoir qui s'affrontent sans qu'aucun ne soit pour l'heure parvenu à s'imposer. Juan Guaidó en est le président, dont la légitimité constitutionnelle est reconnue par près de soixante pays, y compris les principales démocraties du monde [parmi lesquelles la France, ndt].
Quant à Nicolás Maduro, il a accédé à la fonction suprême par le biais d'élections clairement truquées, usurpant le pouvoir grâce à l'appui de l'armée et des groupes paramilitaires. Ses soutiens incluent notamment Cuba, la Russie, la Chine, l'Iran, la Turquie et la Syrie.
En Libye comme au Venezuela, l'État est défaillant et les gouvernements incapables de remplir leurs fonctions de base. Du fait de la coexistence de deux gouvernements, aucun ne contrôle la totalité du territoire national, ce qui crée un vide comblé par une multiplicité de dangereux acteurs.
Al-Qaïda et l'EI sont à la Libye ce que l'ELN (Armée de libération nationale) et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) sont au Venezuela. Les caciques régionaux, les groupes paramilitaires et le crime organisé contrôlent aussi, en tout ou partie, des régions et des villes.
Alors que de puissantes organisations criminelles libyennes sont spécialisées dans le trafic d'êtres humains, au Venezuela, des empires du crime tout aussi influents prospèrent grâce au trafic de drogue et de minéraux.
Sombres horizons
La Libye comme le Venezuela sont de grands bazars où se vendent et s'achètent des armes; l'anarchie et la criminalité y font loi, transformant ces deux nations en foyers de grave crise régionale.
Les migrant·es africain·es en provenance de Libye ont déstabilisé politiquement l'Europe, tandis que l'afflux de millions de réfugié·es vénézuélien·nes a des effets perturbateurs sur la vie politique de la Colombie et d'autres pays.
On peut également rapprocher ces deux pays sur le plan pétrolier, puisque tous deux sont incapables d'exploiter (produire et exporter) leurs réserves de brut à la hauteur de leur potentiel.
Ils sont par ailleurs sous le coup de sanctions internationales et, par conséquent, dans la ligne de mire du Kremlin. Vladimir Poutine, qui a réussi à exercer une grande influence sur le conflit syrien, tente à présent d'en faire autant en Libye et au Venezuela.
Dans les deux cas, des pourparlers et autres négociations ont eu lieu, à grand renfort de médiation internationale –sans succès.
Sur ces deux territoires, la crise s'est profondément ancrée et installée dans la durée, sans permettre d'entrevoir la moindre perspective de solution, laissant les populations de ces pays désenchantées, lasses et abattues par le désespoir.
Devant de telles impasses, la communauté internationale, déjà préoccupée par d'autres conflits et priorités humanitaires, détourne peu à peu le regard. Kurdes, Rohingyas, réfugié·es du Yémen, de Syrie, de Turquie et d'Amérique centrale se font concurrence pour attirer l'attention et l'aide internationale.
Hélas, les gouvernements, les organisations internationales et les médias montrent eux aussi des signes de lassitude vis-à-vis de la situation du Venezuela, toujours au point mort.
Si le statu quo perdure ces prochains mois, nous serons face à une situation banalisée et l'inertie l'emportera. Il faut à tout prix l'éviter.