Alors Trump, fou?
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Bérengère Viennot
Cela fait des années que j'étudie le pouvoir; ceux qui l’ont et ceux qui l’ont perdu. La principale conclusion à laquelle je suis parvenu est que si l’essence du pouvoir –c’est-à-dire la capacité à pousser les autres à faire quelque chose ou à arrêter de le faire– n’a pas changé, les moyens de l’obtenir, d’en user et de le perdre ont connu de profonds changements.
J’ai également observé que les personnalités des puissants sont aussi hétérogènes que l’humanité elle-même. Ils peuvent être introvertis ou extrovertis, courageux ou lâches, géniaux ou médiocres. Quoi qu’il en soit, malgré leur diversité, tous ont deux traits de caractère en commun: le charisme et la vanité. Une définition courante du charisme est «l’aptitude particulière de certaines personnes à exercer une attraction ou une fascination sur les autres».
Les dirigeants charismatiques inspirent de grandes manifestations de dévouement et, inévitablement, leur orgueil ne manque pas de se laisser dilater par les applaudissements, flatteries et autres louanges dont ils sont l’objet. Cette vanité poussée à l’extrême peut très facilement se transformer en narcissisme éventuellement pathologique. En fait, je suis convaincu que l’un des risques professionnels les plus courants chez les politiciens, artistes, athlètes et chefs d’entreprises qui réussissent est le narcissisme, c'est-à-dire une fascination exagérée suscitée par leur propre personne.
Symptômes narcissiques
Dans ses formes les plus modérées, ce narcissisme n’a pas grande importance. Mais lorsqu’il devient plus intense et qu’il en vient à dominer les actes de ceux qui sont au pouvoir, il peut devenir extrêmement problématique et parfois même dangereux. Certains des tyrans les plus sanguinaires de l'histoire ont manifesté les signes d'une forme aiguë de narcissisme, et il arrive que de grandes entreprises pâtissent des illusions narcissistes de leurs dirigeants ou de leurs propriétaires.
L’American Psychiatric Association a élaboré des critères pour diagnostiquer le narcissisme pathologique, qu' elle appelle «trouble de la personnalité narcissique». Selon les recherches sur le sujet, les personnes qui en souffrent montrent une mégalomanie persistante, un besoin excessif d’être admiré et une absence d’empathie. Elles manifestent une grande arrogance, des sentiments de supériorité et des comportements ciblant la prise de pouvoir. Elles ont aussi des egos très fragiles, elles ne tolèrent pas la critique et ont tendance à rabaisser les autres pour se réaffirmer elles-mêmes. Selon le manuel de l’American Psychiatric Association, les personnes qui souffrent de trouble de la personnalité narcissique manifestent tous ou la plus grande partie de ces symptômes:
1) Des sentiments mégalomaniaques et la conviction que leur supériorité doit être reconnue.
2) Une obsession autour de fantasmes de pouvoir, de succès, d’intelligence et de séduction physique.
3) L’impression d’être unique, supérieur et par conséquent la recherche de groupes et d’institutions prestigieux.
4) Un besoin constant d’être admiré.
5) Le sentiment d’avoir le droit d’être traité de façon spéciale, et que les autres doivent obéir.
6) Une tendance à exploiter autrui et à en tirer profit pour obtenir des bénéfices personnels.
7) L’incapacité à ressentir de l’empathie pour les sentiments, les désirs et les besoins des autres.
8) Une jalousie intense et la conviction que l'entourage éprouve forcément le même type de jalousie.
9) Une tendance à agir de façon pompeuse et arrogante.
Et maintenant parlons de Donald Trump.
Déformation de la réalité
Il ne fait aucun doute que le président américain affiche plusieurs de ces symptômes. Mais cela le rend-il inapte à occuper l’un des postes les plus importants de la planète? C’est bien l’avis d’un groupe de psychiatres et de psychologues.
Dans une lettre envoyée au New York Times, ceux-ci signalent que «le discours et les actes de M. Trump démontrent une incapacité à tolérer des points de vue différents du sien, qui débouche sur des manifestations colériques. Ses paroles et son comportement suggèrent une profonde inaptitude à l’empathie. Les individus dotés de ces caractéristiques déforment la réalité afin de la rendre conforme à leur état psychologique, s’en prennent aux faits et à ceux qui les transmettent (journalistes, scientifiques). Chez un dirigeant puissant, les attaques de ce genre sont susceptibles de s’intensifier à mesure que son mythe personnel de grandeur semble se confirmer. Nous pensons que la grave instabilité émotionnelle démontrée par le discours et les actes de M. Trump le rend inapte à remplir les fonctions de président en toute sécurité.»
Cette lettre est naturellement très controversée. Non seulement à cause de la position qu’elle adopte vis-à-vis du président Trump, mais aussi parce qu’elle enfreint la règle déontologique que les psychiatres s’imposent de ne jamais diagnostiquer quelqu’un –et surtout pas une personnalité publique– à distance. Une évaluation en personne est essentielle. Or, dans cette lettre les signataires maintiennent que cette règle les a obligés à respecter un silence qui «…nous a empêchés de faire bénéficier de notre expertise des journalistes et des membres du Congrès inquiets en cette époque critique. Nous craignons que les enjeux soient trop grands pour nous taire plus longtemps».
«Trump n'y correspond pas»
Alexandra Rolde, une des psychiatres signataires de la lettre, a confié à Catherine Caruso, journaliste au Scientific American, que son objectif et celui de ses collègues n’était pas de diagnostiquer Trump mais de mettre l’accent sur des traits de sa personnalité qui suscitaient des inquiétudes chez eux. Rolde ne croit pas qu’il faille poser un diagnostic sans avoir examiné le patient, mais elle pense qu’il n’est pas déplacé de montrer comment la santé mentale de quelqu’un peut affecter les autres ou limiter ses aptitudes à se comporter de manière appropriée.
D’autres psychiatres ne sont pas du même avis:
«Beaucoup de diagnosticiens amateurs attribuent à tort au président Trump un trouble de la personnalité narcissique. C’est moi qui ai rédigé les critères qui définissent ce trouble, et M. Trump n’y correspond pas. C’est peut-être un narcissiste de catégorie mondiale, mais cela n’en fait pas un malade mental pour autant, parce qu’il n’éprouve ni les souffrances ni les handicaps dont la manifestation est nécessaire pour poser un diagnostic de maladie mentale. M. Trump inflige de graves souffrances plutôt qu’il ne les éprouve, et sa folie des grandeurs, son égocentrisme et son absence d’empathie ont été grandement récompensés plutôt que sanctionnés.»
L’auteur de cette lettre est un psychiatre, Allen Francis, directeur du groupe de travail qui a préparé la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (D.S.M. IV).
Ce qui est surprenant, c’est que le Dr Francis s’aventure au-delà des limites de sa spécialité:
«Le recours aux insultes psychiatriques est une manière malavisée de contrer les attaques de M. Trump contre la démocratie. Son ignorance, son incompétence, son impulsivité et son désir de s’octroyer des pouvoirs dictatoriaux peuvent et doivent être dénoncés de façon appropriée. Ses motivations psychologiques sont trop évidentes pour être intéressantes, et les analyser ne mettra pas un terme à sa conquête irréfléchie du pouvoir. L’antidote à un Moyen Âge trumpien dystopique sera politique, pas psychologique.»
Résistance
Il me semble aisé d'abonder dans le sens du Dr Francis sur un de ses points de vue mais pas sur l'autre. La conclusion qu’il m’est le plus facile d’accepter est que la santé politique du pays est plus importante que la santé mentale du président. La capacité de résistance de nos institutions face aux tentatives de concentration du pouvoir de Trump est une bataille d’une importance cruciale, qui fait rage aujourd’hui dans ce pays, et dont l’issue va non seulement façonner l’avenir immédiat de notre nation mais aura également des conséquences à l’échelle mondiale.
L’autre conclusion du Dr Francis est que l’état mental de Donald Trump n’est pas intéressant. Je ne suis pas de cet avis. La santé mentale du président des États-Unis est indubitablement un sujet qui devrait préoccuper tous les Américains et qui peut affecter la stabilité de la nation, sa sécurité et sa prospérité. Même sans avoir examiné Donald Trump en personne, le Dr Francis est certain qu’il ne répond pas aux critères définissant les personnes atteintes de trouble de la personnalité narcissique parce qu’il «n’éprouve ni les souffrances ni les handicaps dont la manifestation est nécessaire pour poser un diagnostic de maladie mentale». Mais nous n’en savons rien, et le Dr Francis non plus.
Ce que je sais, c’est que j’ai observé un motif récurrent chez les narcissistes politiques que j’ai étudiés: les intuitions émotionnelles et les instincts politiques extrêmement efficaces qui jouent un rôle déterminant dans leur succès perdent de leur efficacité une fois qu’ils ont accédé au pouvoir. Les «antennes cognitives» hypersensibles qui les aident à accéder au pinacle deviennent alors beaucoup moins fonctionnelles. Ces «antennes» leur fournissent une sensibilité unique pour évaluer les menaces et les opportunités, différencier les amis des ennemis et détecter rapidement ce que les autres veulent entendre et à quel genre de flatteries, de menaces, de promesses ou de gestes émotionnels les gens qu’ils veulent influencer sont le plus sensibles. Tous les politiciens ont des «antennes» bien affûtées qui les aident à évaluer leur environnement mais les narcissistes sont plus exposés que les autres à les voir s'abîmer une fois parvenus au sommet.
Frustrations à venir
Le pouvoir isole, et les narcissistes en position de pouvoir ont tendance à être encore plus vulnérable à l’isolement qui accompagne les fonctions les plus puissantes. Les dirigeants narcissistes sont enclins à s’entourer de flagorneurs et de conseillers qui savent que leur patron n’aime pas ceux qui critiquent ses actions et qu’il exècre les mauvaises nouvelles. Les messagers porteurs de critiques et d'échos négatifs ne sont ni bien accueillis, ni encouragés. La loyauté, les louanges et autres dithyrambes sont récompensés tandis que les opinions divergentes, les critiques et les retours négatifs sont traités comme des signes de déloyauté. Tout cela s’aggrave si les résultats sont moins bons qu’escomptés ou que nécessaire et que les frustrations s’intensifient.
Au bout de trois mois de mandat, il est déjà évident que le président Trump sera obligé de renoncer à honorer de nombreuses promesses de campagne. Les frustrations se multiplient. On peut supposer sans grand risque que ses déceptions seront de plus en plus fréquentes et ses frustrations de plus en plus douloureuses. Cela ne peut pas être une bonne chose pour sa santé mentale.