Et le grand vainqueur de l'élection américaine est… le clivage de la population
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
L'élection présidentielle américaine confirme que les États-Unis sont une démocratie typique d'aujourd'hui. C'est-à-dire un pays déchiré sur le plan politique.
De profondes divisions politiques empoisonnent aujourd'hui la plupart des démocraties. Elles deviennent si extrêmes que de nombreux citoyens définissent leur identité politique par opposition à «l'autre camp». On note à présent une intolérance profonde, automatique, qui est devenue la norme, à l'égard des personnes qui affichent des convictions politiques adverses. Souvent, les antagonismes et l'animosité sont tels que les adversaires ne sont même pas considéré·es comme des acteurs et actrices politiques légitimes. Aussi, plus un pays est polarisé, plus il est difficile de le gouverner.
On a souvent pu nourrir l'espoir qu'un scrutin débouchant sur la victoire d'un parti pourrait calmer les tempêtes politiques. Mais c'est sous réserve que l'électorat lui accorde une large majorité, lui donnant ainsi un mandat clair pour gouverner.
Hélas, c'est de moins en moins le cas. Au lieu de réduire la fracture politique, les campagnes électorales l'exacerbent. Au lieu de servir à apaiser les tensions et à unir le pays, les élections font désormais le jeu de la radicalisation.
De l'Espagne au Nigeria, en passant par l'Indonésie
Les élections quantifient également le fossé politique qui divise une société, révélant le nombre exact de citoyen·nes qui soutiennent tel ou tel bord. Les démocraties polarisées sont confrontées à une triple tâche des plus ardues: former des gouvernements, maintenir les alliances qu'elles ont bricolées pour gouverner et prendre des décisions politiques aussi indispensables que controversées.
Cette réalité politique s'est mondialisée. Très récemment, nous avons vu les conséquences désastreuses de la polarisation en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni, en Grèce, en Israël, en Pologne, au Brésil, au Pérou, au Chili, en Indonésie, en Malaisie, en Afrique du Sud, au Nigeria et en Tunisie. Entre autres.
Ce sont autant de pays dont la société semble atteinte d'une maladie auto-immune, car au sein d'un même corps politique, une partie consacre des ressources colossales à combattre l'autre partie.
Non pas que la polarisation soit un phénomène nouveau. Non, elle a toujours existé puisque le choc des idées fait intrinsèquement partie de la démocratie. Ce qui a changé, c'est la généralisation, le degré d'enracinement et l'intensité du phénomène. Les dysfonctionnements politiques chroniques et les paralysies que peuvent subir les nations sont monnaie courante.
L'élection présidentielle qui vient de se dérouler aux États-Unis n'est que le dernier exemple en date –et peut-être le plus révélateur– de cette maladie politique invalidante.
Les diverses origines de cette fragmentation
À quoi doit-on cette fragmentation des sociétés en groupes disparates qui ne se supportent plus? L'instabilité économique croissante et le sentiment d'une injustice généralisée y sont sans aucun doute pour quelque chose. Il y a aussi l'essor des réseaux sociaux, ainsi que la crise du journalisme et des médias traditionnels.
Twitter ou Instagram, par exemple, sont des systèmes de communication conçus pour la publication de messages concis. Or, une telle brièveté favorise l'extrémisme, car plus le message est court, plus il doit être radical pour être diffusé largement.
Les réseaux sociaux ne laissent pas de place à la nuance. Leur rythme effréné ne permet pas l'ambivalence, la précision ou la possibilité, pour celles et ceux dont les opinions sont contradictoires, de trouver un terrain d'entente. Tout est soit noir, soit blanc. Cela favorise donc les tendances sectaires et éloigne la perspective de tout consensus.
Mais la polarisation ne procède pas seulement du ressentiment lié aux difficultés économiques ou de l'agressivité stimulée par les médias sociaux. Le mouvement des antipolitiques –qui rejettent en bloc la politique traditionnelle et ses responsables– est un facteur important. Les partis ont maintenant une pléthore de nouveaux concurrents (des «mouvements», «vagues» et autres «factions», ainsi que des ONG) dont l'agenda est basé sur le rejet du passé et sur des tactiques qui poussent à l'intransigeance.
L'ironie est que pour gagner dans les urnes, les partis politiques traditionnels doivent aujourd'hui prendre des positions dictées par les antipolitiques.
Donald Trump est un exemple aussi emblématique que paradoxal de ce phénomène. Appartenant à l'élite la plus riche de la planète, il a fait fortune en manipulant le système, et a réussi à devenir le chef des «laissés-pour-compte» de ce même système.
L'identité avant tout
Autre facteur de polarisation: l'identité. Le sentiment d'appartenance à un groupe politique dont les membres s'identifient à leurs coadhérent·es est devenu décisif. Peu importe que cette identité soit religieuse, ethnique, régionale, linguistique, sexuelle, générationnelle, rurale, urbaine et ainsi de suite. On part du principe que l'identité commune aux adhérent·es d'un groupe politique est à l'origine d'intérêts et de préférences semblables.
Le caractère de l'identité, plus permanent et moins fluide que celui des positions politiques «normales», rend plus difficile pour ces mouvements politiques de faire des concessions sur les questions qui touchent à l'identité de leurs membres. Cela les rend plus rigides, puisque radicalisme et polarisation vont souvent de pair.
Comme on le sait, il existe aussi des acteurs étrangers, souvent parrainés par les gouvernements, qui se spécialisent dans l'instrumentalisation des réseaux sociaux afin d'exploiter et d'approfondir les divisions existantes dans un pays donné. Ils créent ainsi de nouvelles divisions et sèment le chaos.
La polarisation politique ne va, hélas, pas s'atténuer de sitôt: un grand nombre de ses causes sont puissantes et implacables. Ainsi, la récente élection présidentielle américaine est le dernier exemple en date de l'affaiblissement des démocraties du monde à cause de ces terribles clivages.