Il est temps de prendre au sérieux l'expérience économique de l'Amérique latine
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Clara Francès
On a tendance à négliger les enseignements que le monde pourrait tirer de l'Amérique latine en matière de gestion des crises économiques. Après tout, pourquoi ne pas regarder de près une région où les crises sont la norme? On pourrait se dire que le principal problème de l'Amérique latine est sa propension à s'emballer dans des politiques publiques qui, c'est bien connu, finissent toujours mal: la nécrophilie idéologique, c'est-à-dire l'amour passionné des idées mortes, est le lot des politiciens et des dirigeants de la région.
Cela ne signifie pas pour autant que les Latino-Américains n'ont aucune leçon à donner aux pays aux économies avancées. En fait, malgré les différences flagrantes entre les États-Unis et l'Amérique latine, il y a quelques notions que le président Joe Biden et son équipe feraient bien de garder à l'esprit.
Tout d'abord, il ne faut pas sous-estimer le déficit budgétaire. L'idée de déprécier ce qui se passe lorsqu'un gouvernement dépense beaucoup plus qu'il ne perçoit d'impôts ne date pas d'hier et fait l'objet d'un débat académique acharné qui n'a jamais été résolu. En 1932, John Maynard Keynes a argué que les récessions économiques peuvent être traitées en augmentant considérablement les dépenses publiques. En 2002, le vice-président des États-Unis de l'époque, Dick Cheney, a affirmé avec désinvolture que «les déficits n'ont pas d'importance».
Le débat divise toujours. En 2020, Stephanie Kelton a publié un livre intitulé Le mythe du déficit. Dans ce best-seller, l'économiste hétérodoxe explique pourquoi la théorie monétaire moderne soutient qu'un gouvernement qui contrôle sa monnaie peut augmenter les dépenses publiques autant qu'il le souhaite. Encore une fois, le déficit fiscal n'a pas d'importance.
À l'évidence, le président Biden a décidé de parier que l'énorme augmentation des dépenses publiques qu'il préconise ne causera pas de dommages collatéraux à l'économie. Plus précisément, il assure qu'il ne sera pas inflationniste. Ou que le fait d'avoir une certaine inflation n'est pas grave. Ou que, de toute façon, cette hausse des prix est transitoire. En outre, même si elle devait grimper et durer, l'inflation pourrait être réduite grâce aux instruments de politique économique dont dispose le gouvernement.
Les économistes appellent cela le «fine tuning» (réglage fin des variables économiques pour refroidir une économie surchauffée par l'augmentation des dépenses publiques). Mais surtout, selon les défenseurs des dépenses déficitaires, l'inflation n'est plus un problème dans les économies avancées. Ceux qui prédisaient l'apparition de poussées inflationnistes dommageables aux États-Unis ou en Europe se sont trompés. Il est donc très facile de décrédibiliser des économistes qui, depuis plusieurs décennies, annoncent des explosions inflationnistes qui ne se produisent pas.
La plus grande économie du monde ne doit pas flancher
Toutes ces explications qui visent à montrer que l'inflation est un problème qui n'existe pas ont été répétées ad nauseam par les présidents latino-américains qui ont augmenté les dépenses publiques de manière effrénée, presque toujours avec des résultats désastreux. Il s'avère que dans ces pays, le déficit a fait des dégâts. Et beaucoup. La monnaie est dévaluée, l'endettement s'envole, les capitaux fuient, les investissements chutent et, bien sûr, l'inflation et ses effets dévastateurs sur ceux qui possèdent le moins augmentent. Les États-Unis et d'autres pays développés ont des conditions et des institutions qui les rendent moins vulnérables à ces maux. Mais ils ne sont pas à l'abri. La complaisance envers cette tolérance de l'inflation est dangereuse.
L'expérience de l'Amérique latine montre qu'une fois que l'inflation s'est emparée de l'économie (dans les prix, les contrats, les salaires et les attentes de la population), elle est très difficile à éradiquer; que tenter un réglage fin de l'économie échoue souvent; enfin, que les fortes augmentations des dépenses publiques favorisent le gaspillage, l'inefficacité et la corruption.
Il est vrai que les pays d'Amérique latine ne contrôlent pas leurs ressources, et en ayant le dollar comme monnaie, les États-Unis ont accès à des possibilités que d'autres pays n'ont pas. Malgré cela, la crainte de l'inflation se fait déjà sentir dans le pays. Une enquête du magazine Fortune a révélé que 87% des adultes américains s'en inquiètent. Larry Summers et Olivier Blanchard, deux des économistes les plus respectés au monde, estiment que les dépenses massives envisagées par Biden seront inflationnistes. Les investisseurs privés agissent déjà pour que leurs comptes soient moins vulnérables à l'inflation.
Si les partisans optimistes des dépenses déficitaires comme Paul Krugman commencent à se voiler la face, il est temps de prendre au sérieux l'expérience de l'Amérique latine. L'influent lauréat du prix Nobel d'économie vient d'écrire que, même s'il ne pense pas que l'inflation sera un problème, «cela ne signifie pas qu'il n'y a rien à redire sur le programme économique de Biden. Il pourrait en effet s'avérer trop ambitieux.» Traduction: l'économie de Biden pourrait bien être inflationniste.
Lorsque l'économie d'un pays d'Amérique latine est en crise, ce sont ses habitants qui en paient les conséquences. Lorsque la plus grande économie du monde flanche, c'est la Terre entière qui trinque.