Les cinq mythes de Davos
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Chaque année, des milliers de personnalités parmi les plus influentes du monde partent en Suisse à la fin janvier pour une réunion annuelle. Durant cinq jours, au programme: débats, réseautage d’affaires, petits fours raffinés et, pourquoi pas, un peu de ski aussi. Cette rencontre, baptisée le Forum économique mondial (FEM), est devenue extrêmement populaire tout en s’attirant un concert de protestations. En vérité, cette réunion n’est pas aussi sélecte ou cachottière que ses détracteurs voudraient le faire croire. Ni aussi décisive pour le monde que l’imaginent ses fans. Voici cinq mythes qui entourent l’institution singulière qu’est le FEM, aujourd’hui largement désigné par métonymie sous le nom de «Davos».
1. Davos est le carrefour des ploutocrates
Ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, parmi les participants au Forum économique mondial, les PDG des multinationales les plus connues forment le groupe (très largement) majoritaire. Mais au fil des années, ces chefs d’entreprise ont été rejoints par des personnalités de divers secteurs: chefs religieux, scientifiques, responsables politiques, artistes, universitaires, militants sociaux, journalistes et chefs d’ONG du monde entier. Ces nouveaux participants constituent environ la moitié des congressistes de Davos. Vous avez autant de chances de tomber sur Umberto Eco, Bono ou Nadine Gordimer que sur Bill Gates, George Soros ou sur la directrice générale et présidente du groupe PepsiCo, Indra Nooyi.
Davos n’a pas toujours été caractérisé par une telle diversité. Fondé en 1971 par un professeur d’économie allemand, Klaus Schwab , ce forum s’appelait à l’origine «European Management Symposium» (Conférence européenne sur le management). Il accueillait des cadres dirigeants européens inquiets face à leurs concurrents américains. Mais avec le temps, Schwab a élargi l’éventail des intérêts abordés ainsi que des participants. Depuis 1990, les comités travaillant sur la pauvreté, le changement climatique et les conflits militaires sont aussi courants que ceux sur axés sur le business et le management.
Mais voici le secret de Davos: les séances du programme officiel (qui portent des noms pompeux, tels que «Engineering a Cooler Planet» [«Concevoir une planète plus fraîche»] et «Constructing the Ephemeral: Light in the Public Realm» [Construction de l’éphémère: la lumière dans l’espace public»]) ne sont pas les principales attractions. A Davos, tout est une question de réseau. Les conversations de couloir informelles et les pauses café, avec la crème des différents secteurs, c’est ce qui en substance continue de faire converger des gens surbookés dans cette station de sports d'hiver finalement pas tellement confortable (point de vue températures) des Alpes suisses.
2. On y prend des décisions qui changent la face du monde
Quand des milliardaires et des politiciens se rejoignent dans un lieu retiré, encerclé de gardes armés, les théoriciens du complot donnent libre cours à leur imagination: cette petite clique, aux commandes de la planète, vient là pour protéger ses privilèges et manigance pour transformer le sort des hommes. De leur côté, les organisateurs veulent montrer que ces réunions comptent; la mission du forum économique, on commence à bien la connaître, tant on la voit affichée sur les sacs fourre-tout et les brochures: «committed to improving the state of the world» (littéralement, «Engagés pour améliorer l’état du monde»).
Alors, que se joue-t-il à Davos? Ceux qui vantent les mérites de cette rencontre évoquent souvent les moments historiques. Pour en citer quelques un: en 1988, la Turquie et la Grèce ont signé une déclaration dans laquelle les deux pays rejettent un risque de guerre; un an plus tard, s’est tenue une réunion sans précédent entre des représentants nord-coréens et sud-coréens; toujours en 1989, le Premier ministre est-allemand Hans Modrow et le chancelier ouest-allemand Helmut Kohl se sont entretenus sur la réunification de l’Allemagne; c’est encore à Davos, en 1992, que Nelson Mandela et le président sud-africain F.W. de Klerk sont apparus côte à côte pour la première fois dans une rencontre internationale.
Aussi enthousiasmant soit-il de formuler les hypothèses, on ne peut déterminer avec certitude quelles décisions politiques ou quels accords commerciaux décisifs ont été rendus possibles grâce à Davos… et lesquels auraient de toute façon vu le jour, indépendamment de ce forum. Après avoir assisté pendant vingt ans aux réunions de Davos, mon sentiment est que les chefs d’Etat n’y vont pas pour négocier des accords. Ils se servent plutôt de cette rencontre pour renforcer leur crédibilité internationale et impressionner leur public national – ou simplement pour passer un bon moment entre copains.
3. Davos, haut lieu du capitalisme pur et dur où la nation n’a pas sa place
Le professeur de Harvard Samuel Huntington, aujourd’hui décédé, avait inventé en 2004 l’expression «Davos Man» («Homme de Davos») pour dénoncer les membres d’une élite internationale qui «n’ont pas vraiment besoin d’être loyaux vis-à-vis de leur pays, qui considèrent les frontières nationales comme des obstacles qui, heureusement, sont en train de disparaître et qui voient les gouvernements nationaux comme des restes du passé dont la seule fonction utile est de faciliter [leurs] activités internationales».
Huntington (qui a souvent participé au forum de Davos) décrivait là très justement une idée reçue de nombreux chefs d’entreprises – et pas seulement ceux qui vont à Davos. Mais le concept du «Davos Man» semble suranné aujourd’hui. Des cadres dirigeants indiens et chinois sont de plus en plus nombreux à se rendre à Davos ces dernières années. L’Inde et la Chine étant des pays où l’Etat joue un rôle important dans les affaires économiques, ces businessmen risquent de mal le prendre si on leur explique qu’ils doivent renoncer à leur loyauté nationale ou à leur gouvernement au profit de la suprématie capitaliste. De même, des participants sans liens avec le monde de l’entreprise interviennent lors du forum pour livrer des critiques de l’économie de marché aussi accablantes qu’ils sont doués en tant qu’orateurs. Qu’on ne s’y trompe pas, le nationalisme économique est plus vivant que jamais, même à Davos.
4. A Davos, on prévoit la santé de l’économie mondiale
Les experts conviés à Davos n’avaient pas anticipé la chute du bloc soviétique. Ils n’avaient pas vu venir les crises financières latino-américaine, russe et asiatique des années 90 ni l’éclatement de la bulle Internet à la fin de cette décennie-là. Ils n’avaient pas non plus prévu la Grande dépression. En d’autres termes, ces experts ne sont pas des surhommes.
Si les agences de notation financières, les banques, les gouvernements, les think tanks, les intellectuels, les agences de renseignement, l’ensemble des conjoncturistes et des autres spécialistes de l’économie ne sont pas parvenus à anticiper ces crises, pourquoi croire que les participants du Forum économique mondial (la plupart des ces experts interviennent à Davos) seraient plus à même de nous mettre en garde contre ces dangers? Et puis, l’ambiance qui y règne n’est pas le moteur d’un consensus de l’élite, elle ne fait que le refléter.
5. Davos n’a plus le même attrait depuis la crise
Davos est devenu un trop gros événement, avec trop de célébrités. Le forum a perdu de sa superbe.
Ces critiques, qui sont monnaie courante, sont en partie à l’origine des autres rencontres pour leaders internationaux, qui fleurissent depuis un peu plus de deux décennies. Par exemple, la Clinton Global Initiative (GGI), lancée en 2005 par l’ex-président des Etats-Unis Bill Clinton, serait née, dit-on, de la frustration qu’engendraient toutes ces conférences où les beaux discours se suffisaient à eux mêmes. On attend des participants à la GGI non pas qu’ils se contentent de débattre sur des pandémies ou sur la tragédie du séisme haïtien, mais qu’ils prennent des engagements concrets pour tenter de les gérer. Les discussions de l’organisation TED , une petite conférence organisée pour la première fois en 1984, ayant pour objet de discuter de la technologie, du loisir et du design, a mobilisé un large et divers public international qui les suit en direct sur la Toile. Le Wall Street Journal, le mensuel Atlantic Monthly et d’autres publications ont lancé des événements similaires. En outre, un collectif d’associations, de groupes politiques et d’ONG de gauche basées un peu partout sur le globe ont instauré un Forum social mondial. Organisé tous les ans au mois de janvier à Davos, il se pose clairement comme le contrepoids au forum économique.
Pourtant, en des critiques et des événements concurrents, rien n’indique de façon incontestable que Davos ait perdu son attrait originel. Comme toutes les années précédentes, en 2010, plus de 30 chefs d’Etat s’y sont rendus, ainsi que plus de 50 hauts représentants d’organisations multilatérales, chefs d’ONG parmi les plus influentes du monde, directeurs de médias, chroniqueurs de publications de renom, des centaines de chercheurs, d’experts appartenant à de prestigieux cercles de réflexion (think tanks), de nombreux lauréats du prix Nobel et autres leaders. Et, naturellement, les patrons de 1.400 plus grandes entreprises du monde.
Qu’on s’en réjouisse ou non, cette année les participants aux réunions de Davos ont été aussi nombreux qu'aux précédentes. Les critiques ont elles aussi été aussi nombreuses que dans le passé.