La mafia au cœur de l’Etat
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
De tout temps, il a existé des pays dirigés par des hommes aux comportements criminels. Dans la plupart des 193 nations du monde, l’utilisation malhonnête des deniers publics et la «vente» de décisions gouvernementales au plus offrant sont monnaie courante.
La corruption, vieille comme le monde
La corruption est devenue la norme et nous nous y sommes faits. En considérant que ce phénomène a toujours été et qu’il continuera d’être, il est difficile d’identifier la montée de ces nouveaux acteurs sur la scène internationale: les Etats mafieux. Ce ne sont pas seulement des pays où règne la corruption, ou au sein desquels d’importantes activités économiques et des régions toutes entières sont aux mains du crime organisé. Il s’agit d’Etats qui contrôlent et utilisent des groupes criminels pour servir leurs intérêts nationaux et les intérêts de l’élite gouvernante.
Cette pratique n’a évidemment rien de nouveau. Combien de pirates et de mercenaires furent à la solde des monarchies et même des démocraties, à l’image des Etats-Unis, qui firent appel à la mafia pour parvenir à leurs fins? La décision insensée de la CIA de confier à des mafieux l’assassinat de Fidel Castro en 1960 en est peut-être l’exemple le plus connu.
L’avènement des Etats mafieux
Mais ces dernières décennies, une série de mutations politiques et économiques profondes au niveau international a donné naissance à ce que j’appelle les «Etats mafieux». Des pays dans lesquels les notions traditionnelles de «corruption», de «crime organisé» ou d’entités publiques «noyautées» par des groupes criminels n’embrassent pas le phénomène dans toute son ampleur et sa complexité.
Là, ce n’est pas l’Etat qui est la victime de la subornation et du racket des fonctionnaires par les criminels; c’est lui qui a pris le contrôle des réseaux criminels. Non pas pour les éradiquer, mais pour les mettre au service des intérêts économiques des gouvernants, de leurs proches et de leurs partenaires.
Dans des pays comme la Bulgarie, la Guinée-Bissau, le Monténégro, la Birmanie, l’Ukraine, la Corée du Nord, l’Afghanistan ou le Venezuela, les intérêts nationaux et ceux du crime organisé sont inextricablement liés. Ainsi, le député et ex-patron du contre-espionnage bulgare, Atanas Atanasov, a indiqué que «d’autres pays ont une mafia; en Bulgarie, c’est la mafia qui a le pays». Au Venezuela, l’ancien président de la Cour suprême, Eladio Aponte, a apporté de multiples preuves qui confirmeraient que des hauts fonctionnaires de l’Etat sont à la tête d’importants groupes criminels transnationaux.
Mafia gouvernementale
En 2008 déjà, les Etats-Unis avaient accusé le général Henry Rangel Silva d’apporter un «soutien matériel au trafic de drogue». Début 2012, le président Hugo Chávez l’a nommé ministre de la Défense. En 2010, un autre Vénézuélien, Walid Makled, accusé par divers gouvernements de diriger l’un des plus gros cartels du pays, a soutenu, au moment de son arrestation, qu’il détenait des documents, vidéos et enregistrements impliquant pas moins de 15 généraux vénézuéliens (parmi lesquels le chef du Renseignement militaire et le directeur du Bureau de lutte contre les stupéfiants) ainsi que le frère du ministre de l’Intérieur et cinq députés.
En Afghanistan, Ahmed Wali Karzaï, le frère du président et gouverneur de la province de Kandahar, assassiné en 2011, a été régulièrement accusé de participer au trafic d’opium –la principale activité économique de ce pays. Selon le Financial Times, la fuite des capitaux sous forme de billets de banque transportés dans des mallettes par des trafiquants et des hauts fonctionnaires équivaut peu ou prou au budget de l’Etat.
Encore impénétrable
Cette confusion entre gouvernements et criminels ne concerne pas exclusivement des pays dans la tourmente, comme l’Afghanistan, des Etats en échec, tels que la Guinée-Bissau, ou des nations qui sont les otages du narcotrafic. Pour prendre un autre exemple, il est impossible de comprendre chacun des rouages qui régissent les prix, les intermédiaires ou la structure des réseaux d’approvisionnement du gaz russe qui arrive en Europe (en transitant, entre autres, par l’Ukraine) sans tenir compte du rôle du crime organisé dans ce business très lucratif. Ne serait-il pas naïf de croire que les élites au pouvoir dans ces pays ne sont que des victimes ou des spectateurs impuissants? On constate ce genre de manœuvres partout, en Afrique, en Asie, dans les Balkans ou en Europe…
Les Etats mafieux contemporains ont pris une telle ampleur qu’il devient nécessaire de repenser les conceptions traditionnelles selon lesquelles l’ordre mondial est composé de deux éléments fondamentaux: d’une part, les Etats-nations, et d’autre part, des organisations qui interviennent dans le monde entier (entreprises, groupes religieux, associations philanthropiques, organisations terroristes, criminelles, éducatives, etc.) L’Etat mafieux moderne est une entité hétéroclite dont nous ne comprenons pas encore très bien le fonctionnement et la portée. Et c’est essentiellement parce que nous n’avons pas suffisamment pris conscience de son existence.