La Fifa, l’Orchestre philharmonique de Berlin et la fin de l’autocratie
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Cela ressemble à l’élection du pape. Les 123 musiciens de l’Orchestre philharmonique de Berlin, peut-être le meilleur du monde, se réunissent dans un lieu isolé et secret, se séparent de leur mobile et votent pour désigner leur chef, successeur d’Herbert von Karajan, de Claudio Abbado et des autres maîtres qui ont manié la baguette dans cette institution. Au cours de ce conclave à huis clos, les musiciens votent autant de fois qu’il le faut pour que l’un des candidats remporte une majorité significative. Il y a quelques semaines, et pour la première fois depuis 1882, les musiciens n’ont pas réussi à se mettre d’accord.
Cette absence de consensus les a empêchés d’élire le remplaçant du chef sortant, sir Simon Rattle et, reprenant à leur compte une coutume du Congrès américain, ils ont décidé de reporter la décision à l’année prochaine.
«Les musiciens de Berlin orchestrent la fin de l’autocratie, a écrit la critique musicale Shirley Apthorp. L’ère des autocrates est révolue: même des orchestres moins démocratiques que celui de Berlin veulent reprendre en main leur destin. Le style absolutiste d’Herbert von Karajan n’a plus sa place dans une société égalitaire.»
Un commentaire qui s’applique parfaitement à beaucoup d’autres domaines, y compris celui de la Fédération internationale de football. On a sonné le glas du fonctionnement corrompu, opaque et autoritaire qui caractérisait jusqu’ici l’organisation chargée de gérer le football mondial. Qui en doute? Sepp Blatter, l’habile dictateur «démocratiquement élu» de la Fifa, aura beau continuer d’agir comme il l’a toujours fait –même s’il a réussi à se faire réélire!–, la fin de son leadership est aussi évidente qu’inéluctable.
Nouvelle tendance
Cela ne concerne pas que la musique ou le football. L’issue des élections qui ont eu lieu ces dernières semaines au Royaume-Uni, en Espagne et en Pologne a reconfiguré l’ordre politique de ces pays. Au Royaume-Uni, le Parti nationaliste écossais et, en Espagne, Podemos ainsi que Ciudadanos ont fait irruption sur la scène politique, ravissant le pouvoir aux partis traditionnels. En Pologne, Andrzej Duda, un candidat encore pratiquement inconnu il y a peu, a battu le président Bronislaw Komorowski. À chaque fois, les experts et les instituts de sondages n’ont rien vu venir.
Le monde de la finance et des affaires n’échappe pas à cette nouvelle tendance. Le magazine Fortune va bientôt publier son célèbre classement des 500 premières entreprises des États-Unis: 57% des firmes du Fortune 500 de cette année n’y figuraient pas en 1995. Le turnover est encore plus important dans les classements des plus grandes entreprises au niveau mondial. On trouve de plus en plus d’entreprises de pays émergents –de Chine notamment–, ainsi que des créneaux innovants qui, il y a quelques années encore, n’existaient pas. Alors qu’Alibaba, le géant chinois du commerce électronique, fondé en 1999, représente une valeur de 203 milliards d’euros, bon nombre de groupes européens ou américains jusque-là leaders de leur secteur sont sortis du classement. À l’image de Kodak.
Même phénomène au niveau des plus grandes fortunes. Seulement 10% des Américains qui figuraient en 1982 au classement de Forbes y étaient encore présents en 2012. Il est intéressant de noter que, rien qu’avec une rémunération annuelle correspondant à 4% de leur capital, la grande majorité des riches de 1982 aurait pu conserver une place dans ce classement trente ans plus tard. Mais il n’en est rien. Par qui ont-ils été remplacés? Des Asiatiques.
Besoin de révolution
Le Rapport Milliardaires 2015, publié en mai par UBS et PwC, révèle qu’un nombre croissant de personnes qui possèdent plus d’un milliard de dollars résident et travaillent en Asie. Sur les 1.300 «super-riches» mentionnés dans le rapport, 66% n’ont pas hérité de leur fortune mais l’ont constituée. Il y a deux décennies, c’était l’inverse: 57% des plus grosses fortunes du monde provenaient de l’héritage d’un énorme capital. Et jusqu’en 1980, nous dit le rapport, l’écrasante majorité des milliardaires était concentrée aux États-Unis et en Europe. C’est fini. En 2015, 36% des plus riches qui n’ont pas hérité de leur fortune sont asiatiques et seulement 17% sont européens. 47 % d’entre eux résident aux États-Unis.
Dans l’absolu, ces phénomènes ne sont pas très surprenants. Ce qui l’est davantage, c’est la forte propension des dirigeants du monde politique, économique, sportif ou artistique à croire qu’ils peuvent continuer de se comporter comme ils l’ont toujours fait. Blatter, le patron la Fifa, incarne bien cette attitude. Après avoir été réélu à la tête de la Fifa, un camouflet pour tous les gens bien de ce monde, Blatter a déclaré:
«Nous n’avons pas besoin de révolution, mais nous avons toujours besoin d’évolutions. […] Je veux réparer la Fifa».
Eh bien, non! Il ne la réparera pas. Ce sont les procureurs et les juges américains qui, en faisant emprisonner ses dirigeants corrompus, répareront la Fédération. C’est, de fait, la révolution à laquelle Sepp Blatter tente de se soustraire.