iPhone, Google et céréales
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Apple vient d’écouler rien qu’en un week-end 10 millions d’iPhone6, le nouveau modèle de son célèbre smartphone. C’est un record absolu. Google subit actuellement la pression des autorités européennes qui sont soucieuses de protéger la concurrence et la vie privée des citoyens. La société Amazon est, quant à elle, en litige avec Hachette et pratique une discrimination à l’encontre des auteurs publiés par cette maison d’édition. Ce qui a incité beaucoup de grands romanciers à signer une lettre ouverte dénonçant l’attitude d’Amazon. Les entreprises spécialisées dans les technologies de l’information et Internet font beaucoup parler d’elles dans les médias, et il y a mille raisons à cela.
Par contraste, l’agriculture occupe une place médiatique tout à fait secondaire alors même que les marchés agricoles battent également des records qui, bien qu’ils n’attirent pas autant l’attention, concerneront directement des milliards de personnes. Saviez-vous que l’on produit aujourd’hui une quantité de céréales sans précédent? Et malgré la hausse de la consommation, la production céréalière est si importante que les agriculteurs sont en difficulté.
La production céréalière a explosé
Le Conseil international des céréales estime que les stocks de soja, de blé, d’orge, de maïs et d’autres céréales, atteindront un pic dans trente ans. Cette année, aux Etats-Unis, on attend une récolte de maïs supérieure à celle de l’an passé (déjà la plus importante jamais atteinte). De même, les quantités de soja produites n’ont jamais été aussi grandes. L’Europe pulvérise des records en matière de production de blé et de maïs, tandis que le Canada en fait autant pour le blé, l’orge et l’avoine.
Le journaliste Gregory Meyer, du Financial Times, écrit à ce sujet:
«Cette nouvelle abondance aura des effets de grande ampleur: elle fera baisser les revenus des agriculteurs et augmenter les marges bénéficiaires des sociétés du secteur alimentaire et des biocombustibles. Et, à terme, elle réduira la hausse des prix des produits alimentaires, dans les pays riches comme dans les pays pauvres.»
L’explosion de la production céréalière s’explique par les cours élevés de ces dernières années. Ils ont poussé les agriculteurs à investir massivement dans la production. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, entre 2005 et 2013, les surfaces dévolues à la culture du blé, du soja et du maïs ont augmenté de 11% au niveau mondial. Résultat, la surface agricole utile n’a jamais été aussi vaste dans le monde entier.
La hausse des prix qui a favorisé cette expansion agricole tient à quatre grands facteurs: la croissance démographique mondiale, l’augmentation de la consommation de produits alimentaires dans les pays pauvres (qui est dans une large mesure due à l’essor des classes moyennes), l’utilisation de céréales dans la production de combustibles comme l’éthanol, ainsi que la recrudescence des phénomènes climatiques extrêmes qui affectent les récoltes. Ces facteurs ne se sont pas atténués et la flambée des prix qu’ils ont engendrée a constitué une incitation plus que suffisante pour propulser la production jusqu’à des niveaux sans précédent. Ce qui, naturellement, tire à présent les prix vers le bas.
Ce fléchissement des cours peut en quelques années nuire aux investissements et provoquer un recul de la production comme nous en avons connu il n’y a pas si longtemps. Ce cycle, qui n’a rien de neuf, acquiert néanmoins de nouvelles caractéristiques: sa durée se raccourcit et l’amplitude de ses fluctuations augmente.
Le secteur agricole est crucial
Cette plus grande volatilité sera source d’instabilité dans un secteur d’importance capitale tant sur le plan social que géopolitique. Près de 20% de la population de la planète est directement impliquée dans des activités agricoles. Autrement dit, l’impact de ce secteur touchera une personne sur cinq (à titre de comparaison, l’industrie électronique n’emploie que 2,3 millions de personnes dans le monde).
Au niveau international, le poids de l’agriculture reste relativement faible: elle ne représente que 2,8% de l’activité économique tous secteurs confondus. Mais dans les pays pauvres, elle occupe généralement une place prépondérante. L’agriculture indienne pèse par exemple 18% de son économie et génère 54% des emplois.
Depuis cinquante ans, la demande comme l’offre de produits agricoles connaissent des changements brutaux. L’un des plus marquants est la concentration de la production dans une poignée de pays. Selon les données compilées par les chercheurs Julian Alston et Philip Pardey, cinq pays (Inde, Etats-Unis, Russie, Chine et Brésil) concentrent 42% de la surface agricole utile mondiale. En revanche, les 100 pays les moins agraires ne possèdent que 0,78% de la superficie cultivée. Ces deux experts attirent par ailleurs notre attention sur la chute rapide des investissements dans la recherche agricole.
Ce phénomène est concomitant avec des changements climatique, économiques et sociaux qui transforment l’agriculture et exigent des connaissances et des techniques nouvelles, plus adaptées au monde moderne.
Les personnels d’Apple, de Google ou d’autres géants de la modernité seraient peut-être bien inspirés de mettre leur créativité au service de l’activité économique la plus ancienne de l’humanité.