Nous sommes atteints de nécrophilie idéologique
Andrea G
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Nous en connaissons tous des gens comme ça. Une amie qui tombe toujours amoureuse d’un homme qui la maltraite, un collègue brillant qui passe sans cesse d’un emploi à un autre parce qu’il ne peut pas s’empêcher d’insulter son chef. C’est ce que Sigmund Freud a appelé la compulsion de répétition: le fait de reproduire un acte dont nous savons très bien qu’il nous porte préjudice.
Ce phénomène ne touche pas seulement les individus, il s’applique aussi à des groupes politiques et même à des nations tout entières, qui s’emballent pour des dirigeants dont les propositions ont déjà été mises à l’épreuve et se sont toujours soldées par un échec. Curieusement, ces mauvaises idées, qui devraient être mortes et enterrées, ont tendance à resurgir par périodes.
Il y a quelques années, j’ai baptisé ce phénomène la «nécrophilie idéologique». La nécrophilie est l’attirance sexuelle pour les cadavres. La nécrophilie idéologique est donc une passion aveugle pour des idées mortes. Il s’avère d’ailleurs que cette pathologie est plus courante dans sa dimension politique que sur le plan sexuel. Allumez la télé ce soir et je vous parie que vous tomberez sur un politique qui défend avec fougue des idées qui ont déjà été mises en œuvre par le passé et qui n’ont pas fonctionné. Ou un autre qui soutient des croyances dont le «mal-fondé» est prouvé par des éléments irréfutables.
Populisme
Le maoïsme en est un excellent exemple. Cette doctrine a coûté la vie à plus de 55 millions de Chinois. En 1981, le parti communiste chinois a dressé son bilan final sur la gestion de Mao: «Il a commis des erreurs d’une immense ampleur et aux effets de longue durée […] et, loin d’avoir fait une bonne analyse de nombreux problèmes, il a confondu correct et incorrect ainsi que peuple et ennemi. C’est là que réside toute sa tragédie.» On pourrait penser que ce sévère réquisitoire est suffisant pour que les idées de Mao ne trouvent plus de partisans. Grave erreur: dans un nombre incroyable de pays, il existe encore des mouvements politiques qui se disent maoïstes.
Le péronisme aussi illustre bien la nécrophilie idéologique. L’Argentine est le seul pays qui, après avoir atteint des niveaux de vie comparables à ceux des pays développés, a trouvé le moyen de se «sous-développer». Cette régression s’explique dans une large mesure par l’enthousiasme national prolongé pour le péronisme décliné dans divers courants et à des moments différents. Le président Juan Domingo Perón fut un virtuose du populisme, mouvement qui s’est généralisé en Amérique latine et ailleurs. Faire des promesses dont on sait d’avance qu’elles ne pourront pas être tenues, distribuer des ressources inexistantes ou encore gaspiller aujourd’hui ce dont on aura besoin demain sont quelques-unes des caractéristiques du populisme. Hugo Chavez ressort comme le champion du populisme au XXIe siècle.
Partout, les politiciens promettent à la population ce qu’elle veut entendre. Bien sûr. Mais les populistes vont beaucoup plus loin. Donald Trump, par exemple, a mis en avant un certain nombre d’idées ultrapopulistes. Parmi ses propositions: chasser 11 millions de Latinos des États-Unis, ériger un mur à la frontière avec le Mexique ou interdire l’immigration de musulmans. Cela donne une terrible impression de déjà-entendu, vous ne trouvez pas? Et non seulement rien de tout cela marcherait, mais toutes ces mesures sont inapplicables quand bien même Donald Trump remporterait les élections –ce qui ne se produira pas. Mais peu importe s’il s’agit d’idées mortes et sans avenir, pour les sympathisants du milliardaire, ces idées justifient leur fervent soutien.
Et puis il y a le populisme à la Ted Cruz, le vainqueur de la primaire du Parti républicain dans l’Iowa. Lui aussi souffre clairement de nécrophilie idéologique. Selon ce candidat à la présidentielle américaine, pour en finir avec le groupe État islamique (EI), il faut mettre en œuvre une stratégie de «carpet-bombing», ou tapis de bombes. C’est-à-dire pilonner jusqu’à saturation une vaste zone de la Syrie où opère l’EI. Cela arrange bien Ted Cruz d’ignorer le fait que les proclamations de l’EI –et de ses adeptes– fleurissent en Europe, aux États-Unis et en Asie et que Daech tient davantage d’une idéologie que d’une organisation. Ce candidat ne semble pas non plus tenir compte des résultats douteux des «solutions» militaires appliquées au Vietnam, en Afghanistan, en Irak et en Libye en ce qui concerne le renforcement de la sécurité de son pays ou de la stabilité du monde.
Changement, anxiété et incertitude
La nécrophilie idéologique sévit dans toutes les formations et dans tous les bords: à droite, à gauche, chez les verts, les sécessionnistes, les nationalistes, les tenants de l’économie de marché, ceux qui prônent une plus grande intervention de l’État, les partisans de l’austérité et leurs détracteurs. Comment expliquer que cette pathologie soit si répandue dans un monde connecté où l’information est omniprésente? Un monde où il suffit de saisir de courtes phrases dans un moteur de recherche sur internet pour tout savoir sur les effets d’une proposition économique et politique qui a déjà été testée…
Les raisons de la persistance des mauvaises idées sont multiples. Mais celle qui a peut-être la primauté est le besoin de la société de croire en un leader à une époque où règnent le changement, l’anxiété et l’incertitude. Un besoin associé à la disposition des démagogues à promettre n’importe quoi dans le but d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir.
Selon la terrible formule du journaliste et critique littéraire H. L. Mencken: «Le démagogue est celui qui prêche des doctrines qu’il sait être fausses à des gens qu’il sait être des idiots.»