La malédiction du pétrole
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Le pétrole rend pauvre. Les diamants, le gaz et le cuivre aussi. Les pays pauvres dotés de ressources naturelles abondantes sont en général restés des pays sous-développés. S'ils ont ce statut, ce n'est pas en dépit de leurs richesses naturelles, mais bien à cause de celles-ci. Comment se fait-il que les ressources naturelles d'un pays puissent perpétuer la pauvreté de la majorité de ses habitants? Il existe un phénomène qu'on a baptisé la «malédiction des ressources naturelles».
Certains pays réussissent à conjurer cette malédiction. La Norvège ou les Etats-Unis, par exemple, sont des pays développés qui possèdent du pétrole. Mais non seulement ce sont des exceptions qui confirment la règle, ils nous montrent qu'il existe des antidotes efficaces: la démocratie qui prévaut dans ces pays et leurs institutions limitent la concentration du pouvoir.
Pour éviter cette malédiction, il est également nécessaire de maintenir la stabilité économique, de contrôler la dépense publique, d'économiser pour faire face aux années de vaches maigres, d'empêcher la concentration des revenus en diversifiant l'économie et d'éviter que la monnaie du pays n'ait trop de valeur comparée aux autres devises. Les pays exportateurs de ressources naturelles qui n'adoptent pas ces mesures appauvrissent et maltraitent la majeure partie de leurs citoyens. Seuls des privilégiés minoritaires échappent à ces effets pernicieux, et c'est regrettable.
En fait, la «malédiction des ressources» s'apparente un peu à une addiction. Ses victimes ne ressentent pas l'envie de se soigner. Dans les sociétés concernées, les puissants n'ont pas grand intérêt à lutter contre les effets pervers d'une trop grande dépendance aux ressources naturelles. Ils ne sont pas touchés par ces effets, au contraire, ils en bénéficient.
Le Vénézuélien Juan Pablo Pérez Alfonzo, l'un des fondateurs de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), est le premier à avoir mis en exergue ce paradoxe. Selon lui, le pétrole n'est pas de l'or noir, c'est l'excrément du diable. L'intuition de Pérez Alfonzo s'est vérifiée dans la réalité.
Depuis 1975, par exemple, la croissance économique des pays riches en ressources naturelles est plus faible que celle des pays dont l'essentiel des exportations ne concerne pas les matières premières. Pis encore, dans les pays affectés par cette malédiction, les bienfaits de la croissance économique ne profitent qu'à des groupes restreints: politiques, militaires et commerciaux. De plus, leur monnaie se valorise par rapport à celle des autres pays, ce qui provoque un ralentissement des exportations des autres biens que leurs matières premières. Par voie de conséquence, l'économie de ces pays demeure non diversifiée, ce qui les condamne à dépendre de plus en plus de leurs exportations principales, les ressources naturelles.
Dans le cas du pétrole, la croissance qu'il génère ne crée pas d'emplois en proportion de son poids dans l'économie. Ainsi, dans les pays exportateurs de brut, le marché pétrolier représente plus de 80% du revenu total du gouvernement, mais seulement 10% de l'emploi. Inéluctablement, les inégalités économiques s'en voient renforcées.
Dans la mesure où le financement des gouvernements des pays exportateurs de matières premières ne repose pas sur les impôts des citoyens, leurs dirigeants se permettent le luxe de ne pas tenir compte de leurs exigences et besoins. La population développe alors des relations délétères avec l'Etat. De plus, quand l'argent public est contrôlé par un petit groupe de personnes qui ne rendent pas de compte au reste de la société, la corruption est monnaie courante. Les points communs de pays aussi différents que la Russie, l'Iran ou le Venezuela ne sont pas le fruit du hasard. Ils découlent de cette malédiction.
Il est très difficile d'évincer les gouvernements des Etats pétroliers qui ont, par ailleurs, la possibilité d'utiliser leurs ressources financières considérables pour acheter ou réprimer leurs opposants. Les statistiques montrent que les pays pétroliers autoritaires ont beaucoup moins de chance de devenir des démocraties que les dictatures qui ont peu de ressources naturelles. Les statistiques confirment aussi que, dans le monde entier, les autocraties pétrolières ont un budget militaire important et sont plus enclines à s'engager dans des conflits armés.
Pour autant, les pays pauvres qui possèdent énormément de ressources naturelles ne sont pas condamnés au sous-développement. Le Chili et le Botswana sont des exemples extraordinaires de pays parmi les moins développés qui, bien qu'ils soient exportateurs de matières premières, ont échappé à la malédiction.
Leur expérience prouve donc qu'il existe des moyens d'immunisation contre les effets néfastes liés à l'existence de ressources naturelles abondantes. Mais, nul ne sait pourquoi ces pays-là ont bien voulu se faire immuniser et pas les autres. Si quelqu'un trouve un jour la réponse, il faudra lui décerner le prix Nobel. Pas celui d'économie. Celui de la paix.