Moisés Naím

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Sortir de la crise en conjuguant économie et psychologie

Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra

La crise économique et financière n’en finit plus de se répandre dans le monde et de semer la panique sur les marchés. Les théories de la célèbre psychologue américaine Elisabeth Kübler-Ross, centrées à leur origine sur les tragédies individuelles, associées aux stratégies traditionnelles de lutte contre l’endettement, pourraient contribuer à élaborer une sortie de crise.

Les différentes étapes sont bien définies. Le déni: «Non, il ne s’est rien passé». La rage: «Pourquoi moi?!». La négociation: «Que puis-je faire pour retarder l’inéluctable?» La dépression: «rien ne vaut plus la peine, c’est fini.» Et, enfin, l’acceptation: «Tout se passera bien, le monde ira de l’avant.». Voilà donc, selon Elisabeth Kübler-Ross, les cinq stades du deuil que traversent ceux qui savent leur fin proche ou qui apprennent la mort tragique d’un être cher.

La psychiatre-psychologue n’a sans doute jamais imaginé que ses théories pourraient nourrir l’analyse du comportement des gouvernements confrontés à une grave crise financière. Plusieurs populations sont passées par ce processus de deuil: les Argentins (à plusieurs reprises), les Brésiliens, les Mexicains, les Russes et les Asiatiques. C’est maintenant au tour de l’Europe (et des Etats-Unis, mais c’est un autre sujet).

Qui peut dire comment évolueront les bouleversements qui reconfigurent les économies européennes ou comment réagiront les marchés financiers et les gouvernements, pris dans leur spirale infinie d’actions-réactions? Les plus de 150 milliards d’euros d’aide débloquée pour sauver la Grèce n’ont guère renfloué le pays. En outre, des mesures d’austérité qui, jusqu’à récemment, paraissaient inimaginables, sont appliquées en Italie, en Espagne et dans d’autres Etats européens vulnérables. Mais rien ne semble fonctionner.

Quand l’anticipation devient difficile, l’étude du passé se révèle parfois une aide précieuse (même si dans certains cas, bien sûr, le passé nous trompe sur les événements à venir). L’analyse d’un grand nombre de crises économico-financières dans divers pays a permis à Carmen Reinhart, co-auteure du magnifique ouvrage intitulé «Cette fois, c’est différent: huit siècles de folie financière», d’identifier les cinq stratégies le plus couramment mises en œuvre par les pays très fortement endettés pour surmonter leurs problèmes.

La croissance

Il s’agit de régler le problème par la croissance économique. Plus l’économie entre en expansion, plus les recettes fiscales augmentent et plus la dette diminue proportionnellement à la taille de l’économie. Beaucoup de pays ont voulu suivre cette voie, mais la plupart a échoué.

Cessation de paiement

Dans le jargon financier, on parle aussi de «moratoire», de «défaut de paiement» de «restructuration de la dette» ou encore de «plan Brady». Dans la pratique, c’est tout bonnement un avis brutal adressé aux créanciers: les pays débiteurs vont finalement rembourser moins que prévu et selon une échéance plus lointaine. Carmen Reinhart a constaté que, depuis son indépendance en 1832, la Grèce s’est retrouvée en défaut de paiement quarante huit pour cent du temps. L’Argentine figure, elle aussi, en bonne place.

L'austérité

Voilà une situation dont les Européens sont aujourd’hui aussi douloureusement familiers que l’ont été les Latino-américains, Russes et Asiatiques dans les années 1990: des réductions drastiques des dépenses publiques – tant les dépenses superflues que celles qui le sont moins. L’austérité permet d’alléger la dette, mais parfois au prix de manifestations de rue à répétition ou de la chute d’un gouvernement.

L'inflation

Quand les prix augmentent, la valeur de la dette dans une devise donnée diminue d’autant que le taux d’inflation. L’inflation porte préjudice aux agents économiques, en particulier aux salariés. C’est toutefois un moyen d’atténuer l’endettement sans la rigueur que peuvent revêtir des mesures d’une autre nature. Pour autant, l’inflation ne permet pas de résoudre le problème de l’endettement s’agissant des autres monnaies.

La répression financière

On peut parler de répression financière lorsque les gouvernement prennent des mesures qui font converger vers eux des fonds qui, dans d’autres circonstances, seraient consacrés à d’autres projets ou sortiraient de l’économie. L’arsenal qui comprend ces mesures est varié, tentant, dangereux et, hélas, trop souvent déployé: imposition de plafonds pour les taux d’intérêt payés par les gouvernements, obligation pour les banques d’inclure la dette publique dans leurs réserves, nationalisation (partielle) du secteur bancaire, contrôle de la libre circulation des capitaux à l’international, etc.

Toutes ces politiques qui semblent extrêmes et qui, de fait, le sont ont pourtant été en vogue dans les pays en développement entre les années 1960 et 1980. Carmen Reinhart, qui soupçonne que ces mesures pourraient bien connaître un nouvel élan, rappelle qu’elles ont aussi été largement appliquées aux Etats-Unis et dans d’autres pays développés entre 1945 et 1980, et qu’elles ont contribué de façon essentielle à «liquider» les dettes accumulées durant la seconde Guerre mondiale.

Bien sûr, ces stratégies sont compatibles entre elles; d’ailleurs, l’inflation et la répression financière vont souvent de pair. Bien qu’il soit difficile de prévoir la tournure que prendra la crise, je crois que les concepts de la psychologue Elisabeth Kübler-Ross conjugués à ceux de l’économiste Carmen Reinhart peuvent tout au moins apporter un éclairage nouveau sur l’actualité économique européenne.