Pourquoi les conflits ne sont pas près de manquer d'armes
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Quand était-ce, la dernière fois où nous avons appris qu’une guerre, une insurrection ou une guérilla s’était achevée ou avait perdu en intensité parce que l’un des camps était à court de munitions? Ce n’est jamais arrivé.
La pauvreté attire aussi les armes
La guerre attire l’argent et l’argent attire les armes. Elles ne sont pas seulement présentes dans les zones de guerre ou dans les pays riches. Les armes foisonnent dans les endroits les plus pauvres du monde. Dans les centres urbains où règnent l’indigence et la pénurie. Là où les nourrissons manquent de lait, où les jeunes n’ont pas de livres et où les ventres gargouillent de faim au quotidien, on ne manque jamais d’armes.
Pistolets, revolvers, fusils, mitraillettes, lance-grenades et autres armes portatives sont monnaie courante dans les coins les plus défavorisés du globe.
On trouve aussi beaucoup d’armes dans des régions où les populations, si elles ne sont pas en proie à la famine, meurent de soif. Dans les villes et villages du Soudan, au Yémen, dans les forêts de Colombie ou au Sri Lanka. Des montagnes congolaises à l’Afghanistan, en passant par la Tchétchénie, ces armes légères tuent chaque année 500.000 personnes.
875 millions d’armes légères dans le monde
Le projet Small Arms Survey («Enquête sur les armes légères»), à l’initiative de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, a pour objet l’analyse des marchés et les conséquences du commerce international d’armes portatives.
Les enquêteurs du projet estiment à 875 millions le nombre d’armes de ce type en circulation dans le monde. Elles sont fabriquées par plus de mille entreprises, réparties dans plus de cent pays, acteurs d’un marché qui brasse sept milliards de dollars (5,2 milliards d'euros) par an.
Les experts s’accordent à dire que le principal obstacle à l’atténuation des ravages causés par la prolifération des armes portatives est le manque d’information. En raison de l’anonymat de ceux qui fabriquent, achètent et vendent ces armes, et du secret qui entoure leur destination, les quantités et le type d’armes commercialisées, il est difficile de mettre en œuvre des politiques publiques efficaces.
Ces facteurs entravent en outre les efforts internationaux qui seraient nécessaires pour faire face à une menace transnationale. Avec la Guerre froide et l’accélération de la mondialisation, deux tendances se sont accentuées, qui rendent compliqué le contrôle des armes portatives et l’accès à l’information: la prolifération et la privatisation.
Des fabricants privés de plus en plus nombreux
Aujourd’hui, les fournisseurs sont très nombreux et, de plus en plus, vendeurs et acheteurs ne sont plus des gouvernements ou leurs forces armées. Ce sont des clients «privés», tels qu’insurgés, guérilleros, terroristes et autres groupes criminels.
L’explosion de l’offre d’armes est notoire: autrefois, il y avait tout au plus quelques centaines d’entreprises qui en produisaient. A l’heure actuelle, elles sont plus de mille, et ce chiffre ne cesse d’augmenter.
Si elles se trouvaient auparavant dans un nombre restreint de pays, fonctionnant comme une espèce d’annexe du gouvernement (même s’il s’agissait officiellement de sociétés privées), aujourd’hui, elles sont partout. Le contrôle gouvernemental s’est affaibli. Ces entreprises multinationales opèrent en tout indépendance, de sorte que les consommateurs d’armes disposent d’un nombre croissant de vendeurs auprès desquels ils peuvent se fournir.
La demande suit l’offre
Il en va de même pour la demande d’armes. Le nombre de clients et leurs besoins en armes portatives augmentent. Fait paradoxal, le nombre de guerres impliquant au moins deux pays a baissé. Depuis les années 90, les conflits armés entre nations ont diminué à un rythme rapide.
En revanche, les conflits internes se multiplient: Guerres civiles, soulèvements, confrontations armées entre mouvements politiques. Le Printemps arabe, par exemple, a dopé la demande sur le marché des armes légères. Avant la crise syrienne, on pouvait se procurer une Kalachnikov (le modèle classique AK-47) pour 1.200 dollars (899 euros) au marché noir. A présent, elle coûte plus de 2.100 dollars (1.575 euros).
L'hypocrisie des gouvernements
Il n’en demeure pas moins que les gouvernements et les militaires continuent d’être les principaux acteurs du marché international des armes portatives. Les Etats-Unis et l’Europe en sont les principaux producteurs et exportateurs.
Paradoxalement, ce sont aussi les gouvernements américain et européens qui déploient le plus d’efforts pour contenir l’expansion de ce type d’armement dans le monde. Nous sommes habitués à l’hypocrisie qui régit les relations internationales. Parfois, elle a pour seule conséquence des discours fastidieux sans grandes répercussions.
Mais lorsque la communauté internationale assiste sans réagir à la prolifération des armes portatives et laisse faire les pays ainsi que les entreprises qui en tirent profit, l’indifférence et l’hypocrisie ont des conséquences meurtrières