Álvaro Uribe, l'artisan du «miracle» colombien
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Aux yeux d’une Europe secouée par la crise, la Colombie et ses réalités peuvent paraître très lointaines et sans grand intérêt. Il est évident que les contextes sont radicalement différents. Mais une part de l’expérience colombienne revêt un intérêt pour les Européens. Si la Colombie a réussi un miracle alors qu’elle présentait de nombreux handicaps et fléaux, d’autres pays en sont capables.
C’est sur ce sujet que je me suis entretenu avec l’ancien président Colombien, Álvaro Uribe, l’artisan de la transformation de ce pays. J’ai commencé par la partie la plus délicate, en lui posant cette question:
«Monsieur Uribe, les autorités colombiennes ont arrêté votre ministre de l’Agriculture, votre secrétaire général de la présidence et votre directeur des services de renseignement. Votre ministre de l’intérieur ainsi que le porte-parole de votre gouvernement sont également mis en examen. Alors, de deux choses l’une: soit vous recrutez vos collaborateurs selon de très mauvais critères, soit vous et votre équipe subissez un acharnement judiciaire.»
L’ancien chef d’Etat m’a répondu qu’on ne pouvait pas généraliser et qu’il fallait considérer chaque cas séparément. Et c’est ce qu’il a fait.
La chasse à Uribe et aux siens
Uribe est convaincu que ses collaborateurs sont de bons serviteurs de leur pays, intègres et innocents des faits qui leur sont reprochés (corruption, écoutes téléphoniques, etc.). Cela implique une chose claire: si ses plus proches collègues, que l’ex-président croit innocents, sont poursuivis en justice, il doit estimer qu’il se trame quelque chose de louche.
Les attaques contre Uribe sont monnaie courante dans les médias, où chroniqueurs et éditorialistes le descendent en flammes. C’est surprenant quand on sait qu’Uribe, au plus fort de sa popularité en tant que président, bénéficiait de 75 % d’opinions favorables. Et bien que toutes ces critiques lui aient fait perdre des soutiens, l’ex-président colombien reste très apprécié dans son pays et respecté dans le monde entier.
Il y a de très bonnes raisons à cela. Durant sa présidence, la Colombie a connu une transformation presque miraculeuse. A la fin des années 90, le pays rivalisait avec l’Afghanistan sur la liste des principaux narco-Etats de la Maison Blanche. Aujourd’hui, la Colombie est au coude à coude avec le Chili ou le Brésil sur la liste des pays enregistrant les plus grands succès d’Amérique latine.
En 2002, quand Álvaro Uribe prenait ses fonctions, les guérillas et les groupes paramilitaires étaient extrêmement puissants. Plus de trois cent mairies étaient fermées, près de trois mille Colombiens étaient en captivité. En outre, il était dangereux de s’aventurer sur les principaux axes routiers. Uribe lança une lutte sans trêve contre les bandes armées; un combat qui fut couronné de succès. A la fin de son mandat, en 2010, l’Etat colombien avait repris le contrôle du pays. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) sont aujourd’hui acculées.
L'embellie économique
Le renforcement de la sécurité a entraîné des améliorations sur le plan économique. La croissance de la Colombie est de 5% par an, soit trois points de plus que la moyenne mondiale. En 2011, elle a même atteint 6%. Près de trois millions d’emplois ont été créés, le taux de chômage étant passé de 22 à 12%. Les exportations ont été multipliées par trois, de même que les investissements étrangers. L’inflation est retombée à 3,7% et la pauvreté est passée de 56 à 45%. Le budget consacré à la santé et à l’éducation a été revu à la hausse, bien que la guerre représente de lourdes dépenses publiques.
Naturellement, la Colombie n’a pas résolu tous ses problèmes, dont une immense pauvreté et des inégalités intolérables. Les FARC comptent encore huit mille hommes, et de nouveaux groupes criminels se sont développés. Dans le pays, seulement 15% des routes sont pavées.
Lorsque j’ai interrogé Álvaro Uribe sur les tensions qui caractérisent ses relations avec son ancien ministre de la Défense qui n’est autre que l’actuel président de la Colombie, Juan Manuel Santos, il m’a répondu qu’il ne voulait pas parler de ses «tristesses personnelles». Mais il n’a pas hésité à faire référence aux régressions que connaît, selon lui, le pays:
«Je n’ai pas fait un paradis, mais j’ai mis le pays sur la bonne voie. Or, à l’heure actuelle, je m’inquiète de son évolution», m’a-t-il confié.
Le recul actuel
Concrètement, il a dénoncé le regain d’insécurité et des «signaux équivoques en matière de relations internationales et de soutien à la démocratie». Sur ce dernier point, et s’agissant de la relation plus harmonieuse entre son successeur et Hugo Chávez, il m’a expliqué sur un ton appuyé:
«L’un des problèmes, c’est la complaisance de certains gouvernants vis-à-vis des dictateurs. Moi, je ne me suis pas montré complaisant à l’égard de ces nouvelles dictatures (…) [En échange de cette relation apaisée], le gouvernement du Venezuela a remis au président Santos des prix de consolation, des membres de bas niveau des FARC. Les vrais chefs continuent de bénéficier de la protection du Venezuela.»
J’ai également branché Uribe sur le soutien inconditionnel de l’ancien président brésilien, Lula da Silva, à Chávez, et lui ai demandé de développer le message qu’il avait posté sur Twitter:
«Lula combattait Chávez en son absence et, en la présence de Chávez, il tremblait».
Un sourire roublard se dessina sur ses lèvres, puis il me dit: «Restons-en là…».
Enfin, j’ai voulu savoir pourquoi il était si attaqué en Colombie? Ce à quoi il a répondu:
«Lorsque j’ai pris des décisions difficiles, qui étaient nécessaires, je savais que je touchais aux intérêts de groupes très puissants —les criminels et leurs alliés bien établis dans la société et la politique— et je savais qu’ils ne me pardonneraient jamais. J’en paie aujourd’hui les conséquences.»
Pour ses millions de sympathisants, c’est une évidence. Pour ses détracteurs les plus farouches, en revanche, c’est encore un subterfuge d’Uribe visant à les faire taire. Une chose est sûre, au terme du mandat d’Álvaro Uribe, la situation générale de la Colombie s’était nettement améliorée.