L'incroyable colonel Davis
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de Daniel Davis. C’est un lieutenant-colonel de l’armée des Etats-Unis, actuellement en poste au Pentagone, qui a participé aux guerres d’Irak et d’Afghanistan.
Au retour de sa dernière mission en Afghanistan, le lieutenant-colonel Davis a rédigé un rapport dont voici les premières lignes: «Dans leurs comptes-rendus devant le Congrès et le peuple américain, les haut gradés ont tellement déformé la réalité de la situation en Afghanistan qu’il est devenu impossible de discerner la vérité. Ces paroles fallacieuses ont discrédité le pays aux yeux de ses alliés et de ses ennemis, réduisant dans une très large mesure notre capacité à instaurer une situation politique favorable en Afghanistan. [L’opération militaire] a coûté des milliards de dollars que le Congrès n’aurait jamais fait débloquer s’il avait su la vérité; ce comportement de nos principaux chefs militaires a certainement prolongé la guerre. Mais le plus lourd tribut payé par notre nation à cause de ces mensonges, ce sont les dizaines de milliers de soldats blessés, mutilés ou morts, et dont le sacrifice n’a rien apporté, ou presque, à notre pays.»
La guerre d’Afghanistan n’a servi à rien!
Ce n’est là que la version publique du rapport de Davis. Il a également écrit un texte confidentiel, qu’il a remis à quelques députés et sénateurs choisis et autorisés à accéder à des dossiers top-secret. Non satisfait de cela, le colonel Davis a également publié un article explosif dans le Armed Forces Journal, la plus ancienne et très prestigieuse revue militaire indépendante des Etats-Unis. Dans son article, intitulé Vérités, mensonges et Afghanistan, le militaire écrit:
«J’ai été témoin de l’absence de succès sur presque tous les plans (…) Combien d’hommes doivent périr au nom d’une mission qui s’avère un échec (…)?»
Davis m’a dit que plus de 800.000 personnes avaient lu son article. Et ce n’est qu’après avoir préparé et diffusé son rapport à des membres du Congrès, après avoir publié son article et accordé quelques interviews que le lieutenant-colonel a mis au courant ses supérieurs. C’était, lui ai-je répondu, l’attitude de quelqu’un qui n’avait pas peur d’être limogé ou même d’être poursuivi en justice.
Il m’a contredit: «Pas du tout. C’est ma vie et ma carrière; je veux rester [dans l’armée] tant que je pourrai servir mon pays».
Un rapport militaire de la plus haute importance
Par ailleurs, il rejette vigoureusement les accusations de ceux qui affirment que son comportement est dû à des calculs politiques et que ses conclusions reposent sur des anecdotes, et non pas sur les informations précises gérées par ceux qui dirigent la guerre. Michael Hastings, le correspondant militaire de la revue Rolling Stone, qui s’est procuré un exemplaire du rapport public de Davis avant de le mettre en ligne soutient qu’il s’agit de «l’un des documents les plus importants qu’ait publié un responsable en fonction ces dix dernières années.»
Quelles en sont les implications? Que la situation en Afghanistan soit catastrophique n’est une surprise pour personne. Ce que nous apprend le lieutenant-colonel Davis, c’est qu’elle est bien pire que ce que l’on croit et que ce que laissent entendre les conclusions déjà peu réconfortantes des rapports militaires américains. Naturellement, il est par ailleurs surprenant qu’un responsable militaire en fonction ait choisi de prendre le risque d’enfreindre toutes les règles et de faire connaître largement son analyse dévastatrice de la guerre d’Afghanistan. En mettant directement en cause la propension au mensonge des plus hauts dirigeants du Pentagone. Plus surprenant encore, il n’a pas encore été sanctionné.
Pacifier et démocratiser l’Afghanistan: mission impossible
Un porte-parole du Pentagone s’est empressé de nier l’information de la chaîne NBC selon laquelle on avait ouvert une enquête judiciaire contre Daniel Davis. Il est possible que le lieutenant-colonel bénéficie du soutien – et de la protection – de ses supérieurs et que, d’une certaine manière, il se fasse leur porte-parole. (Davis soutient que ce n’est pas le cas.) Autre possibilité: le Pentagone craint peut-être que des représailles contre Davis ne soulèvent un tollé général et ne fassent que donner plus de visibilité et de crédit aux points de vue du lieutenant-colonel.
Le fin mot de l’histoire, c’est que Daniel Davis n’est pas en faveur d’un retrait des troupes américaines d’Afghanistan en 2014, comme l’a promis le président Obama. Il estime que la bonne stratégie consiste à laisser des bastions militaires solides dans certaines localités stratégiques de l’Afghanistan et à changer la mission. Selon lui, les GI doivent se consacrer essentiellement à capturer – ou tuer – les terroristes susceptibles de se servir de ce pays comme base pour leurs opérations. C’est une manière crue de dire qu’il n’y a aucun espoir que les Etats-Unis puissent contribuer à l’avènement d’une nation afghane pacifique, prospère et démocratique.