Les élites politiques rejetées, de Paris à Washington
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Avez-vous entendu parler de Francisco Everardo Oliveira Silva? Et de Christine O’Donnell? Ce sont des phénomènes politiques! Le premier est le candidat qui a recueilli le plus de voix aux élections parlementaires brésiliennes. La seconde était, jusqu’à encore récemment, une parfaite inconnue. Christine O’Donnell était la candidate au poste de sénateur du Parti républicain dans l’Etat du Delaware (elle a battu le candidat de l’establishment et a été ensuite balayée mardi 2 novembre par son adversaire démocrate). Tous deux incarnent une tendance mondiale nette: l’ascension vers le pouvoir d’hommes et de femmes politiques d’un nouveau genre, qui rejettent les politiciens traditionnels.
Il n’y a pas si longtemps, Oliveira Silva était, aux yeux de la population brésilienne, le clown Tiririca –un simple rigolo. Christine O’Donnel était une femme au chômage qui pratiquait la sorcellerie et affirmait son opposition radicale à la masturbation ainsi qu’à la théorie de l’évolution darwinienne. Tiririca a pourtant formulé une promesse électorale claire: «J’ignore ce que fait un député fédéral, mais si vous m’élisez, j’irai au Congrès et je vous raconterai tout ça. Je veux aider les [Brésiliens], mais surtout ma famille.» Plus de 1,3 million de Brésiliens lui ont accordé leur suffrage (il est toutefois possible qu’il ne soit pas autorisé à remplir la fonction de député, car le tribunal électoral l’accuse d’avoir falsifié le document prouvant qu’il sait lire et écrire. Oliveira Silva prépare un nouvel examen).
Ce n'est pas la démocratie qui est en cause
D’aucuns dénoncent l’élection de ce clown, qu’ils considèrent être un signe d’immaturité de la démocratie brésilienne. Ils ont tort! S’il y a une chose, parmi les nombreux progrès dont le Brésil peut s’enorgueillir, c’est le développement de la démocratie. Pour les Brésiliens, les dictatures militaires ne sont plus qu’un souvenir lointain. Plus de 100 millions de personnes ont participé au scrutin. Les électeurs, outre le fait de choisir leur président [NDLE: Dilma Rousseff a remporté l’élection présidentielle haut la main; c’est la première femme à la tête du pays], ont élu 576 sénateurs et députés parmi 6.000 candidats (au total, il y avait 364.094 candidats à des responsabilités nationales et régionales).
Aucune démocratie n’est parfaite et, naturellement, la démocratie brésilienne a ses défauts. Mais l’élection du clown Tiririca est bien plus que le simple reflet des particularités de l’électorat brésilien. C’est l’expression locale d’une tendance mondiale: le rejet des politiques «professionnels» et de ceux qui ont côtoyé le pouvoir.
Aux Etats-Unis, il y a aussi Kristin Davis, candidate au poste de gouverneur de l’Etat de New York, qui a acquis sa renommée en fournissant l’ex-gouverneur, Elliot Spitzer, en prostituées. Son message principal est le suivant: «Il faut mettre les politiques en prison». Au Canada, Rob Ford vient d’être élu maire de Toronto. L’opposition l’a attaqué sur son passé tumultueux. On pouvait lire sur des affiches de propagande: «Votez pour un maire raciste et alcoolique qui bat sa femme.» Eh bien, 47% des votants l’ont fait. Ford s’est engagé à mettre un terme au gaspillage et à baisser les impôts. En Italie, c’est Beppe Grillo qui tient la vedette, un comique dont les critiques incendiaires à l’égard des politiciens lui permettent de remplir les salles de meeting et de tenir le blog le plus populaire du pays. L’Espagne ne jure que par Belén Esteban, la princesa del pueblo [La princesse du peuple], excentrique personnage de la télé qui dévoile son intimité sans la moindre gêne. Selon un sondage, elle pourrait s’avérer la troisième force politique si elle se présentait aux législatives espagnoles de 2012.
Une désillusion systématique
Les candidats du mouvement américain du Tea Party, ceux des partis européens ultranationalistes et ceux qui, partout dans le monde, se voient confier via les urnes des fonctions réservées aux politiques conventionnels, incarnent la désillusion systématique des citoyens vis-à-vis de la politique et du statu quo. «Qu’ils fichent le camp, tous autant qu’ils sont!» est un slogan qui était devenu populaire en Argentine il y a quelques années. Aujourd’hui, on entend le même son de cloche de l’Islande à l’Angleterre, en passant par les rues de Paris et de Bangkok. Dans l’Italie des années 1990, l’opération Mani pulite, qui avait débouché sur la disparition des partis traditionnels, relève du même phénomène.
Partout, on voit surgir des candidats «honnêtes» qui accèdent au pouvoir en promettent d’en finir avec les «saletés» de la politique conventionnelle. Silvio Berlusconi, Hugo Chavez et Vladimir Poutine ont accédé au sommet de l’Etat grâce au désespoir d’électeurs excédés par la corruption ambiante. Avec les résultats que l’on sait… A présent, la crise, les nouvelles technologies de l’information –qui soumettent la classe politique à des examens minutieux constants et à des jugements pas toujours justes–, les guerres et les problèmes sociaux chroniques font que, dans beaucoup de régions du monde, l’électorat devient impatient et assoiffé de changement. Du changement, quel qu’il soit. Dans certains pays, cette impatience révèle de meilleurs gouvernants et produit une démocratie renforcée. Dans d’autres, elle risque de faire émerger des leaders qui se serviront de la démocratie pour la saper à la base, dans le seul but de se maintenir au pouvoir. On peut toutefois espérer que ces mêmes forces (technologiques, sociales et politiques) qui favorisent l’ascension de politiciens d’un nouveau genre génèreront les anticorps qui expulseront les imposteurs. Ceux qui, au lieu de consolider la démocratie, en abusent.