Moisés Naím

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L'Amérique latine rattrape le temps perdu

Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra

Dressons d’abord un bilan succinct des changements en cours dans le sous-continent américain. L’Amérique latine ayant su gérer au mieux la récente tourmente financière, elle est, après l’Asie, la région qui enregistre la plus forte croissance économique au monde.

Au plan politique, des nouveaux leaders élus démocratiquement ont pris les rênes de leur pays. Il y a quelques années, Hugo Chavez, le président vénézuélien, bénéficiait encore de l’admiration d’une grande majorité de Latino-Américains qui, de surcroît, haïssait George W. Bush. Aujourd’hui, en Amérique latine, la côte de popularité de Chavez est au plus bas; celle de Barack Obama atteint des sommets.

Jusqu’à récemment, la Chine et l’Iran étaient des pays lointains, méconnus dans la région. Depuis, ils ont acquis une véritable influence en Amérique latine: la Chine, au plan économique, et l’Iran, au plan politique (il a réussi à y imprimer une présence idéologique sans précédent fondée sur une logique anti-Etats-Unis).

Fidel Castro affirme que le modèle cubain ne fonctionnait plus. Une «révolution», me direz-vous? Mais il fait ensuite une mise au point expliquant qu’on a mal interprété ses propos. Pourtant, trois jours plus tard, la Havane annonce le licenciement de 500.000 fonctionnaires (les employés de la fonction publique représentent 10% du marché de l’emploi national). Selon le gouvernement cubain, la situation économique n’est plus viable, d’où l’absolue nécessité de ces licenciements.

Cependant que Cuba et le Venezuela tombent dans le marasme économique, les croissances brésilienne, colombienne, chilienne, péruvienne, argentine, entre autres, connaissent une hausse soutenue. Conséquence directe, plusieurs millions de Latino-Américains font désormais partie de la classe moyenne.

Des régressions aussi

En dépit de tous les progrès accomplis, de nouveaux phénomènes s’ajoutent aux fléaux traditionnels du sous-développement, qui continuent de frapper la région. Auparavant, les images de voitures piégées et d’égorgements d’otages nous provenaient d’Irak ou d’Afghanistan. Aujourd’hui, cette violence a lieu au Mexique. L’Amérique latine est une des régions qui enregistre le plus fort taux de criminalité en termes d’assassinat et de pourcentage du PIB correspondant à diverses activités illégales. Un problème de longue date et complexe à résoudre. La Colombie a pourtant progressé de façon significative dans sa lutte contre les cartels de la drogue et contre la violence. C’est un exemple encourageant pour les autres nations latino-américaines.

Immobilisme de l’administration américaine

En résumé, l’Amérique latine est en train de bouger à grande vitesse – en bien et en mal – dans presque tous les domaines. Mais les relations entre le gouvernement des Etats-Unis et leurs voisins du sous-continent américain sont au point mort. Il n’y a là rien de nouveau: depuis des décennies, les experts reprochent au département d’Etat américain (ministère des Affaires étrangères) de s’intéresser à l’Amérique latine uniquement en temps de guerre ou de catastrophes naturelles.

En 2006, j’ai publié un article intitulé «Le continent perdu» dans lequel j’explique que pour les Etats-Unis, l’Amérique latine est un peu la nouvelle Atlantide. L’île-continent engloutie. Disparue de la mappemonde – du moins de celle des bureaucrates de Washington. Les responsables politiques américains sont trop obnubilés par leurs deux guerres, le terrorisme, la prolifération nucléaire, la crise financière mondiale ou la réforme de la santé pour se préoccuper de l’Amérique latine.

Washington se moque de l’Amérique latine

Cela n’empêche pas les leaders nord-américains de pondre des discours annonçant des projets pour l’Amérique latine aussi théoriques que ceux de Fidel Castro pour Cuba. Selon le département d’Etat américain, la politique des Etats-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine comporte quatre axes prioritaires: «promouvoir des opportunités sociales et économiques pour tous; garantir un avenir d’énergie propre; assurer la sécurité de tous les citoyens et mettre en place des institutions véritablement démocratiques». Comment s’opposer à toutes ces bonnes intentions? Seulement voilà, ces objectifs devraient être ceux d’un organe chargé de développement économique, pas d’un ministère des Affaires étrangères. Ce sont des enjeux qui doivent être gérés par les gouvernements de chaque pays, pas par la diplomatie d’un pays étranger, aussi puissant soit-il!

On imagine mal la Maison Blanche mettant en place des initiatives diplomatiques pour l’Asie qui consistent à «créer des opportunités pour tous les Asiatiques». Autre défaut de taille de la politique étrangère actuelle de Washington en Amérique latine: ni le département d’Etat, ni l’ensemble du gouvernement ne disposent des ressources financières et humaines ainsi que des connaissances suffisantes pour mettre en œuvre efficacement sa politique (voir ce qui se passe en Irak/Afghanistan).

De quoi se moquer de Washington

Grâce à cette vitrine d’objectifs illusoires, les Etats-Unis éludent d’autres sujets bien réels: la barrière inefficace érigée à la frontière avec le Mexique, l’inertie de leur politique d’immigration et des accords de libre échange ou encore la paralysie de la guerre contre la drogue. Sur ce dernier point, il convient de noter que c’est le gouvernement américain qui est paralysé, pas les trafiquants et leurs clients. Eux restent très actifs: l’année passée, la consommation de marihuana, d’extasies et de méthamphétamines aux Etats-Unis a augmenté.

Dans cet état de choses, la politique latino-américaine vis-à-vis de la superpuissance étasunienne pourrait viser à «aider les Américains à moins se droguer». Ça sonne bien, vous ne trouvez-pas?