La crise européenne: un scénario prévisible
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
C'est l'histoire d'un chef de l'Etat qui nie que son pays est en crise. Ses ministres et porte-parole dénoncent une conspiration internationale des spéculateurs et des médias contre le pays. Mais les difficultés économiques ne cessent de s'aggraver et elles sont de plus en plus difficiles à contester.
Le Premier ministre opère un remaniement ministériel et annonce un nouveau plan de relance de l'économie. Le gouvernement fait des annonces très optimistes sur l'impact de ses mesures pour l'emploi, l'investissement, la réduction de la dette publique. Mais il devient vite évident que ces promesses ne se réalisent pas et qu'au contraire la situation empire. Le débat politique s'enflamme -marqué par des accusations pour trouver les responsables de la crise. On montre du doigt les anciens gouvernements, les partis politiques, les élites économiques, certains groupes sociaux et même des individus. La polarisation déchire le pays, et la crédibilité du gouvernement s'amenuise, lui laissant de moins en moins de latitude pour prendre des décisions difficiles.
On voit fleurir des «propositions pour sortir de la crise», avalisées par une institution ou un économiste reconnu. Nombre d'entre elles sont totalement incompatibles entre elles. Cependant, celles qui permettent d'éviter de prendre des décisions délicates sont évidemment les mieux accueillies. En mettant en œuvre certaines de ces mesures palliatives, le gouvernement se rend compte qu'il ne parvient pas à juguler la crise.
Les conflits sociaux s'intensifient alors que les syndicats de salariés et d'employeurs font pression sur le gouvernement pour obtenir des protections, des subventions et autres mesures de soutien. L'accumulation des mesures sectorielles rend plus difficile -et reporte- l'adoption de solutions collectives et plus durables. Au bout d'un certain temps, la réalité finit par prendre le dessus et le gouvernement (généralement un nouveau gouvernement) réussit à prendre des décisions qui remettent le pays sur le chemin de la croissance et de l'emploi.
Déni, colère, décisions...
Quel est donc ce pays -et ce gouvernement- que je viens de décrire? La situation que j'ai exposée est exactement celle de l'Argentine de Carlos Menem, de la Malaisie de Mahathir Mohammed, du Mexique de Carlos Salinas, de la Russie de Boris Eltsine et de l'Indonésie de Suharto, dans les années 1990. Et c'est ce qui se passe actuellement dans la Grèce de Papandréou, l'Espagne de Zapatero et les autres pays européens frappés de plein fouet par la crise économique. Cette tragédie suit un scénario universel et prévisible.
Premier acte: déni de la crise. Deuxième acte: colère et accusation portée contre les spéculateurs, médias et banquiers. Troisième acte: adoption de mesures palliatives et de soulagement, qui ne résolvent rien. Quatrième acte: grave crise économique, sociale et politique. Cinquième acte: prise de décisions jusque-là inenvisageables.
Au départ, lorsque le chef du gouvernement espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero, a remis en question le fait que l'Espagne subissait une crise économique, il n'a fait qu'imiter Eltsine ou Menem. Et lorsque son ministre de l'Equipement, José Blanco, a déclaré: «Rien de ce qui se passe dans le monde, y compris les positions de la presse étrangère, ne se fait par hasard» et que la faiblesse de l'euro était due à des «manœuvres quelque peu obscures» de la part des «spéculateurs financiers», il n'a fait que reprendre le discours d'un homme très différent: le malaisien Mahathir Mohammed, qui a affirmé que le responsable de la dévaluation de la monnaie de son pays était «le spéculateur» George Soros. Quand la ministre espagnole Elena Salgado présente devant les marchés financiers internationaux un projet reposant sur des scénarios qui se sont vite avérés trop optimistes, elle emboîte le pas à d'innombrables ministres de l'Economie qui, en temps de crise, ont apaisé les marchés en donnant des présentations audiovisuelles au lieu d'opérer des réformes structurelles.
Les dirigeants européens n'ont pas été très originaux en refusant, dans un premier temps, les prêts que le Fonds monétaire international (FMI) accorde sous réserve de l'adoption de mesures de rééquilibrage économique. Aujourd'hui, ils ravalent leur fierté et se préparent à négocier avec le Fonds. Les clients récents du FMI ont tous tenu ce discours, qui a causé leur humiliation. La seule nouveauté, c'est que ces «clients» sont aujourd'hui européens.
Il est difficile d'apprendre des expériences des autres. Mais en le faisant, l'Espagne et d'autres pays européens en crise pourraient éviter des souffrances inutiles. Les expériences étrangères les aideraient à reconnaître qu'ils ne réduiront pas leurs problèmes tant qu'ils continuent de repousser des reformes économiques inévitables, mais qui, aujourd'hui, semblent lointaines et inacceptables.