DSK, le FMI et le colonialisme
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Des relents de colonialisme flottent entre la 19e rue et la rue H au nord-ouest de Washington, là où se trouve le siège du Fonds monétaire international. Cette odeur nauséabonde n’est pas due au scandale touchant le très influent Dominique Strauss-Kahn, 62 ans, dit «DSK», (comme chacun le sait, l’ex-directeur général du FMI est accusé d’avoir agressé sexuellement une jeune et modeste femme de chambre africaine dans un luxueux hôtel new-yorkais). Ce qui ne sent pas bon, c’est cette tradition coloniale bien implantée et qui biaise le choix du successeur de DSK.
Cet héritage colonial – le produit archaïque d’un accord datant de l’après-guerre de 39-45 entre les pays les plus riches – veut que seul un Européen puisse diriger le FMI, alors que l’institution compte 187 Etats-membres. Cette entente, qui constitue de fait une discrimination contre 93% de l’humanité, est cautionnée par les Etats-Unis, le plus gros contributeur financier du FMI.
Un système obsolète et inacceptable
Au quotidien, le Fonds conditionne son aide financière à des principes d’efficacité commerciale, de transparence financière et de méritocratie. Pourtant, le processus de sélection interne du directeur général du FMI est en contradiction avec ces valeurs. Conformément à l’accord passé entre l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis, la fonction suprême du FMI revient toujours à un Européen, tandis que la présidence de la Banque mondiale est réservée à un Américain. C’est ainsi depuis la création des deux institutions au milieu des années 40. Ce fonctionnement reflétait peut-être la realpolitik de l’époque. Mais aujourd’hui, il est obsolète, inacceptable et contreproductif s’agissant de l’objectif de stabilité économique mondiale.
Même les leaders du groupe qui rassemble les nations représentant plus de 80% du PIB de la planète et deux tiers de sa population reconnaissent que les règles du choix du patron du FMI et de la Banque mondiale doivent changer. Début 2009, au sommet du Groupe des 20 de Londres consacré à la crise financière internationale, les leaders G20 ont affirmé:
«Le directeur et les hauts dirigeants des institutions financières internationales doivent être nommés selon un processus de sélection ouvert, transparent et lié au mérite».
Il est scandaleux que ce ne soit pas déjà le cas. Pas plus scandaleux, cependant, que les innombrables excuses avancées pour justifier la nécessité que le remplaçant de DSK soit titulaire d’un passeport européen.
Mainmise européenne sur la direction du Fonds
Didier Reynders, le ministre belge des Finances, a relayé le point de vue européen dominant: «il serait préférable que l’Europe continue à occuper ces poste». La Chancelière allemande, Angela Merkel, a précisé que quelqu’un venant d’un pays en développement peut effectivement accéder à la tête FMI, mais seulement à «moyen terme».
Pour le moment, affirme-t-elle, il faut que ce soit un Européen. La ministre française de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Christine Lagarde, est déjà donnée favorite par la presse américaine et internationale. Un haut responsable brésilien a d’ailleurs confié à l’agence Reuters que «l’Europe [allait] sûrement conserver sa mainmise sur ce poste».
D’éminents chroniqueurs, tels que Martin Wolf et Wolfgang Munchau ont écrit, dans le Financial Times, qu’étant donné le rôle crucial du FMI dans le sauvetage des économies européennes, seul quelqu’un bénéficiant d’un vaste réseau politique sur le continent serait en mesure de faire un travail efficace au niveau du FMI. «Il est certain qu’aucun non-Européen ne pourrait assurer le rôle qu’a joué Dominique Strauss-Kahn dans la zone euro», nous dit Martin Wolf. Quant à Wolfgang Munchau, il «[se] demande dans quelle mesure un banquier central mexicain, pour prendre un exemple, serait à même de remplir cette mission».
Foutaises!
Où se trouvaient ces considérations lorsque l’Asie et l’Amérique latine ont été respectivement frappées par une crise financière dans les années 90. Peu importait que le FMI fût dirigé par un Français ou un Allemand n’ayant pas beaucoup de contacts politiques dans ces régions. Aujourd’hui, en revanche, on juge indispensable cette connaissance de la région: «Le nouveau chef du FMI gérera des problèmes essentiellement européens sur la majeure partie de son premier mandat, assure Munchau, il devra se montrer d’une fermeté à toute épreuve lors des réunions des ministres européens des Finances, et il devra mener des conversation constructives avec des chefs d’Etat et des gouvernements réputés intransigeants.»
De ce point de vue eurocentrique, donc, Agustin Carstens, le gouverneur de la banque centrale du Mexique et ancien haut responsable du FMI, de même que Kemal Dervis, le très respecté ex-ministre turc des Finances, n’ont tout simplement pas les moyens intellectuels ou politiques de conclure un accord avec leurs collègues grecs ou portugais. En tout cas, ils ne peuvent pas aspirer à acquérir le respect des décideurs allemands ou français.
Une autre idée véhiculée et totalement injustifiable consiste à dire que, lorsqu’ils devront prendre des mesures économiques impopulaires (inévitable à chaque fois que le FMI aide un pays), les responsables politiques européens seront beaucoup plus résistants que l’ont été, par le passé, leurs homologues asiatiques et latino-américains. Et que seul un «pilote» Européen serait capable de les aider à voir le bout du tunnel. Sans compter qu’implicitement, les Européens s’attendent à un traitement plus favorable que celui réservé aux gouvernements de la Corée du Sud et du Brésil au moment où ils ont bénéficié de l’assistance du Fonds.
L’Europe se fourvoie
En réalité, l’Europe aurait tout à gagner à placer à la tête du FMI un des acteurs économiques hautement qualifiés et très expérimentés, originaire d’un pays en voie de développement/émergent, qui a déjà dirigé son pays vers une sortie de crise. L’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud abritent un grand réservoir de talents qui peuvent aider l’Europe à vaincre ses problèmes. En outre, si l’Europe est actuellement obsédée par la crise du jour, le nouveau patron du FMI devra certainement gérer des problèmes économiques survenant dans des pays émergeants.
Et puis, il y a ce détail: alors que le poids de l’Europe dans l’économie va en diminuant, celui de la Chine, de l’Inde et du Brésil augmente plus vite que jamais. Alors pourquoi les puissances économiques montantes devraient-elles se voir refuser l’accès à des postes décisionnaires au sein des principales institutions financières internationales?
Au fond, l’argument selon lequel le prochain chef du Fonds monétaire international doit venir d’une région ou d’un pays prédéterminé(e) ne tient pas. C’est un principe arbitraire qu’on pourrait faire valoir pour presque toutes les régions. Non, le poste de directeur général du FMI devrait être ouvert à tout candidat qualifié, quel que soit son pays d’origine. Quant au processus de sélection, il doit être intégrateur, transparent et fondé exclusivement sur les atouts professionnels, l’expérience et l’intégrité du candidat.
Par ailleurs, ce serait une bonne chose que la personne choisie soit tenue de s’engager formellement à terminer son mandat de cinq ans. Les trois derniers patrons du FMI (tous venus de pays ouest-européens, bien sûr), ont démissionné avant la fin de leur mandat.