Quand les économistes cesseront-ils d'être arrogants?
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
«L’arrogance des économistes a été rigoureusement confirmée par une enquête publiée dans une revue économique. The Journal of Economic Perspectives révèle que 77% des doctorants en économie inscrits dans les plus prestigieuses universités américaines pensent que “l’économie est la science sociale la plus scientifique”. Pourtant, seuls 9% des sondés estiment qu’il existe un consensus s’agissant des réponses à apporter aux questions fondamentales posées par les sciences économiques.»
J’ai écrit ce qui précède dans un article publié il y a dix ans. J’y illustrais notamment l’incroyable fossé qui existait entre la médiocre étendue de leurs connaissances et ce sentiment de supériorité qui distingue les économistes des autres spécialistes des sciences sociales, politologues ou sociologues, par exemple.
A la lumière de leur grave méconnaissance de sujets économiques de base, j’invitais «les économistes à troquer leur arrogance intellectuelle contre une plus grande humilité et à s’ouvrir à ce qu’ils peuvent apprendre des autres».
Il n’en a rien été. Mais pas parce que les sciences économiques ont comblé les lacunes qui les caractérisaient au cours de la décennie passée.
Une analyse en échec
La même revue qui m’a permis d’étayer mon article de 2005 vient d’intituler l’un des siens «La supériorité des économistes». Un titre ironique, bien sûr.
On y apprend que dix ans plus tard, malgré la catastrophique récession qu’ils ont été incapables d’anticiper et dont ils débattent encore avec virulence des causes et des solutions possibles, les économistes restent convaincus que leur spécialité surclasse les autres. Bien que certains d’entre eux fassent appel à d’autres disciplines pour nourrir leurs théories, en réalité, les économistes se contentent principalement d’étudier (et de citer) leurs collègues.
Les Français Marion Fourcade, Etienne Ollion et Yann Algan, auteurs de «La supériorité des économistes», ont examiné les 25 publications les plus respectées dans les domaines de l’économie, des sciences politiques et de la sociologie. Leur étude révèle qu’entre 2000 et 2009, sur tous les articles publiés dans The American Economic Review (AER), la plus prestigieuse revue de sa catégorie, 40% des références concernent des articles issus des 24 autres principales revues d’économie. Seuls 0,3% des travaux cités proviennent de revues de sociologie; 0,8% de grandes revues de sciences politiques.
En d’autres termes, sur l’ensemble des textes publiés dans 50 grandes revues d’autres spécialités toute une décennie durant, les économistes n’ont trouvé qu’environ un pour cent d’articles dignes d’être cités!
L'interdisciplinarité?
Et ce n’est pas tout.
«Les connaissances interdisciplinaires sont plus solides que les connaissances issues d’une seule discipline. D’accord ou pas d’accord?»
A cette question, la majorité (57%) des professeurs d’économie interrogés aux Etats-Unis ont répondu «pas d’accord». Contrairement aux professeurs de sociologie et aux politologues, qui ont affirmé respectivement à 75% et 72% qu’un travail interdisciplinaire était plus solide.
Mais les économistes n’écartent pas toutes les idées venues d’ailleurs. Certains domaines les séduisent particulièrement, à l’instar de la finance ou du commerce. Si les économistes s’appuient de moins en moins sur d’autres disciplines, le nombre de références à des articles de chercheurs en finance explose.
En ce qui concerne le lieu de travail des auteurs cités dans la plus grande revue américaine d’économie (AER), Fourcade, Ollion et Algan ont constaté que dans les années 1950, seuls 3,2% des chercheurs enseignaient le commerce dans des établissements supérieurs. Mais depuis les années 2000, ce chiffre a augmenté de 18%.
Des liens avec le monde de la finance et des affaires
Luigi Zingales, un éminent économiste, met en garde ses confrères contre la proximité avec le monde des affaires et de la finance. En effet, cela risque de compromettre leur indépendance, d’influencer leurs analyses et, par conséquent, leurs conclusions ainsi que leurs recommandations.
L’économiste italo-américain a démontré que lorsque les auteurs d’articles ne sont pas employés par des établissements d’enseignement supérieur du commerce, ils justifient beaucoup moins le niveau de salaire des dirigeants d’entreprise –ils ont d’ailleurs bien souvent un point de vue critique sur la question. Les deux tiers des sociologues américains interrogés trouvent que les bénéfices des groupes privés sont excessifs, alors qu’un tiers seulement des économistes sont du même avis. Mais pratiquement aucun professeur de finance n’abonde dans ce sens.
La persistance de la crise économique mondiale et l’incapacité des économistes à proposer des solutions qui font l’objet d’un large consensus pointent une évidence: les axiomes qui sous-tendent leurs théories ont un urgent besoin d’idées, de méthodes et de prémisses neuves concernant le comportement humain.
Mais pour cela, l’élite qui contrôle actuellement avec autant de rigidité que de myopie l’essentiel des études d’économie devra tôt ou tard sortir de sa tour d’ivoire intellectuelle.