La violente charge de George Soros contre les géants du web au forum de Davos
Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra
Plus que jamais, les riches jubilent. Tandis que les grandes puissances économiques renouent avec la croissance, les risques de krach financier semblent faibles. Outre-Atlantique, Donald Trump a baissé les impôts, les cours des actions des sociétés cotées en bourse s’envolent, accroissant du même coup la fortune des patrons et des dirigeants.
Ainsi donc, le Forum économique mondial s’achève à Davos sur une note d’euphorie. Mais les riches participants à cette rencontre annuelle savent au fond d’eux-mêmes que quelque chose ne va pas bien. Ou, plus exactement, que beaucoup de choses ne vont pas bien. Et ils ressentent en réalité une euphorie mêlée d’inquiétude.
La liste des problèmes n’est un secret pour personne, tant il est vrai que les experts et scientifiques qui ont assisté au forum l’ont répétée à satiété: changement climatique, guerres, pauvreté et inégalités, troubles sociaux, terrorisme, cyberattaques, mauvais dirigeants politiques et tout le toutim. On ne sait pas très bien quel événement viendra mettre un terme à la croissance, ni quand. Si tant est que ce soit le cas. Qui sait? Peut-être le train de la prospérité ne sera-t-il pas amené à dérailler, après tout…
Intelligence artificielle au menu
Cette année, l’intelligence artificielle faisait partie des thèmes phares de Davos. Pour Sundar Pichai, le PDG de Google:
«L’intelligence artificielle va nous sauver et non nous détruire. C’est probablement le sujet le plus important sur lequel ait jamais planché l’humanité. Je pense qu’elle aura un impact bien plus fort que l’électricité ou le feu.»
Rien que ça. Mais tout le monde ne partage pas l’optimisme du patron de Google, en particulier Jack Ma, le fondateur du géant chinois Alibaba, le plus redoutable concurrent d’Amazon.
«L’intelligence artificielle et le big data sont une menace pour l’humanité. L’intelligence artificielle devrait soutenir les humains. La technologie doit toujours permettre d’encapaciter les individus et non le contraire», a-t-il déclaré.
Précisons que Google et Alibaba figurent parmi les entreprises les plus engagées dans ce domaine, notamment par l’ampleur des investissements qu’elles y consacrent.
La charge d'un milliardaire contre Facebook et Google
La surprise est venue du milliardaire américain George Soros, qui a qualifié les géants du web de «grave menace» et appelé à une action ferme autant qu’immédiate de la part des gouvernements.
Selon le richissime investisseur et philanthrope, «ces entreprises ont souvent contribué à l’innovation et à la libération. Mais à mesure que Facebook et Google ont renforcé leur puissant monopole, elles sont devenues des obstacles à l’innovation.» Et d’ajouter:
«Les entreprises tirent leur bénéfice de l’exploitation de leur environnement. Les compagnies pétrolières et minières exploitent l’environnement physique; les réseaux sociaux exploitent l’environnement social. C’est particulièrement scandaleux parce que les réseaux sociaux ont une influence sur l’opinion publique et sur les comportements des personnes, sans même que celles-ci ne s’en rendent compte. Et les conséquences sur le fonctionnement de la démocratie sont très importantes, en particulier sur l’intégrité des élections. […]
Il n’a fallu que huit ans et demi pour que Facebook engrange un milliard d’utilisateurs et moitié moins de temps pour s’adjuger encore un nouveau milliard. À ce rythme, dans trois ans, Facebook n’aura plus personne à convertir en utilisateur. […]. Facebook et Google brassent plus de la moitié des revenus publicitaires générés sur Internet. […]. La rentabilité exceptionnelle de ces sociétés tient en grande partie au fait qu’elles n’assument pas la responsabilité du contenu publié sur leurs plateformes et qu’elles ne paient rien pour ce contenu. Elles prétendent qu’elles ne font que diffuser de l’information, mais le quasi-monopole dont elles jouissent en fait des services d’intérêt public. Or, à ce titre, elles devraient être assujetties à une réglementation plus stricte visant à préserver la concurrence, l’innovation ainsi qu’un accès universel ouvert et juste.»
Non content de s’inquiéter des effets de ces entreprises sur la concurrence et l’innovation, George Soros a profité de l’occasion pour dénoncer leur impact sur notre esprit et nos actes:
«Les réseaux sociaux trompent leurs utilisateurs en manipulant leur attention et en l’orientant vers leurs propres fins commerciales. Elles conçoivent délibérément l’addiction aux services qu’elles proposent. Ce qui peut causer beaucoup de dégâts, en particulier chez les adolescents. [Par ailleurs], il se produit un phénomène tout à fait préjudiciable, peut-être même irréversible, au niveau de l’attention humaine à l’heure du numérique. [Ces entreprises] ne se limitent pas à distraire [les utilisateurs] et à [les] rendre dépendants. Elles poussent également les personnes à renoncer à leur liberté de pensée, ce qui les rend plus enclines à être manipulées politiquement.»
Devant ce réquisitoire dressé par George Soros, beaucoup ont affiché leur désaccord, mais d’autres ont applaudi. Un dirigeant d’une grande firme du web a fait savoir que, selon lui, ces critiques étaient exagérées, bien qu’il ait reconnu la réalité de certains méfaits: «Mais c’est nous qui devons régler ces problèmes, a-t-il affirmé, sans quoi les gouvernements s’en chargeront et ce sera pire pour tout le monde.»