Moisés Naím

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Ce qui se passe en politique et en environnement n'est pas normal

Slate / Moisés Naím et traduit par Peggy Sastre

Qu'ont en commun l'Espagne, Israël et le Royaume-Uni? Ces pays semblent ne pas pouvoir former des gouvernements stables capables de gouverner. Et le phénomène est loin de se limiter à ces trois États, où la division des pouvoirs et le contrôle du pouvoir exécutif restent en vigueur. Nous le savons, les pays à être beaucoup plus dysfonctionnels sont très nombreux.

Partout dans le monde, gouverner devient de plus en plus plus difficile et, dans bien des cas, impossible. Les élections ne servent plus de point d'ancrage stabilisant le paysage politique et contribuant à l'établissement d'un gouvernement efficient. Au contraire, élections et référendums révèlent désormais la profondeur de la polarisation de l'électorat, favorisent les blocages et rendent impossible la prise de décision.

Aujourd'hui, les résultats des élections formalisent et quantifient les clivages des sociétés et, dans de nombreux cas, cette tension complique la coexistence civilisée entre les diverses factions en conflit. Et que font les politiciens pour sortir de cette impasse? Ils multiplient les élections.

Ce n'est pas normal.

Pourquoi ne répriment-ils pas?

Les démocraties ne sont pas les seules à avoir de plus en plus de mal à gouverner. Il n'est pas non plus normal que Xi Jinping et Vladimir Poutine –soit deux des hommes les plus puissants du monde– s'inquiètent de manifestations spontanées où ce sont principalement de jeunes personnes non armées qui descendent dans les rues pour exprimer leur mécontentement. Xi et Poutine exercent un contrôle étroit sur leurs pays respectifs, et les manifestant·es de Hong Kong et de Moscou ne sont pas une menace pour la survie de ces régimes.

Ce qui est cependant surprenant, c'est que Xi et Poutine se soient jusqu'à présent abstenus de réprimer ces manifestations en usant massivement de la force. Ce qui serait normal. La tolérance relative dont font preuve ces deux autocrates est peut-être un symptôme de leur mainmise sur le pouvoir, de leur sentiment de sécurité et, aussi, de l'insignifiance des manifestations. Une autre possibilité, c'est qu'ils ne sachent pas comment les endiguer.

Ces manifestations n'ont pas de chefs évidents ni de hiérarchies claires et elles sont organisées, coordonnées et mobilisées via les médias sociaux. À Hong Kong, même s'ils aimeraient trouver un terrain d'entente avec les manifestant·es, les responsables du gouvernement pro-Pékin se plaignent de ne pas savoir avec qui négocier. Évidemment, Xi et Poutine pourraient mettre fin à la protestation par un moyen normal pour des dictateurs: une répression brutale et massive. Sauf qu'un usage disproportionné de la force pourrait aussi se retourner contre eux et, au lieu d'étouffer le soulèvement, déclencher une crise politique bien plus grave.

C'est ce qui s'est passé en Syrie, quand des manifestations à Deraa contre l'emprisonnement et la torture de quinze adolescents accusés d'avoir écrit des slogans anti-gouvernement sur les murs de la ville ont finalement dégénéré en guerre civile. Une guerre qui fait aujourd'hui rage depuis huit ans et dont le bilan s'élève à un demi-million de morts.

Des intérêts économiques

Mais si ce qui se passe dans le monde politique n'est pas normal, ce qui se passe dans l'environnement l'est encore moins. Les données scientifiques ne souffrent d'aucune ambiguïté. Tous les jours, aux quatre coins du monde, nous voyons les images de catastrophes causées par des incendies gigantesques, des pluies torrentielles, de trop longues sécheresses et des ouragans dévastateurs. Les preuves scientifiques sont accablantes, mais notre inaction face à cette menace donne à réfléchir. De fait, le plus grand danger pesant sur notre civilisation est sans aucun doute la permanence de notre paralysie empêchant une lutte efficace contre le changement climatique.

L'incapacité des gouvernements à faire face à l'urgence climatique est aggravée par des intérêts économiques. ExxonMobil et les frères Charles et David Koch ne sont que deux exemples d'entreprises et d'individus richissimes qui, pendant des décennies, ont financé de soi-disant centres de recherche et scientifiques œuvrant à semer le doute quant à la gravité du problème climatique, dérouter les personnes mal informées et éviter que les gouvernements n'adoptent les politiques nécessaires.

Que de grandes entreprises cherchent à influencer le gouvernement pour l'empêcher de prendre des décisions susceptibles de nuire à leurs profits n'est pas un phénomène nouveau. En fait, c'est tout à fait normal.

Inversion des rôles

Ce qui n'est pas normal, c'est que les dirigeant·es de certaines des plus grandes entreprises du monde récusent publiquement l'idée assimilant leur objectif premier à la maximisation de leurs profits. C'est pourtant ce qui s'est passé voici quelques semaines quand les dirigeant·es de 181 des plus grandes entreprises américaines ont signé une déclaration allant exactement dans ce sens. Ces leaders ont affirmé que les entreprises privées devaient concilier les intérêts de leurs actionnaires avec ceux de leurs clients, employés et fournisseurs, ainsi qu'avec ceux des collectivités dans lesquelles ces entreprises exercent leurs activités.

À l'évidence, ces titans du capitalisme sont en retard dans la conversation. Pour beaucoup, il est déjà manifeste qu'une entreprise ne peut tenir si elle ignore les intérêts et les besoins du groupe dont elle dépend, au-delà de ses actionnaires. Le débat porte sur la manière d'y parvenir et, surtout, de faire en sorte que les entreprises tiennent leurs promesses. D'important·es chef·fes d'entreprise ne manquent pas d'idées sur ce point. Brad Smith, président de Microsoft, a par exemple publié un article dans le magazine The Atlantic en appelant à davantage de régulations dans le secteur technologique.

Ce n'est pas normal. Qu'il est effectivement surprenant de voir le président d'une des plus grandes entreprises au monde exhorter les gouvernements à réglementer son industrie. Mais cela, comme les autres anomalies que nous venons de mentionner, confirme une fois de plus combien il est pernicieusement difficile de déchiffrer le monde dans lequel nous vivons.