Moisés Naím

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Bienvenue dans le monde des apprentis sorciers politiques

Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra

Le gagnant rafle tout. Voilà l’une des tendances qui règnent dans les pays où les inégalités se sont creusées: une poignée de «gagnants» (les fameux 1%), tirent le gros lot ou, pour être plus précis, captent une part très élevée des revenus et concentrent la majeure partie des richesses du pays. Cette immense iniquité est l’un des facteurs qui déclenchent un autre phénomène marquant du monde moderne: la défiance ambiante.

Toutes les enquêtes portant sur les indices de confiance dans différents pays montrent que ceux-ci sont en chute libre. Les populations se méfient de leur gouvernement, des entreprises privées et des ONG, sans parler des médias. Pire, des institutions qui étaient autrefois au-dessus de tout soupçon n’échappent désormais plus à la déferlante de remises en cause. Ainsi, les scandales sexuels et financiers à répétition qui ont secoué l’Église catholique ont entamé sa crédibilité. D’autre part, au cours des dernières années, les crises économiques et politiques ont sapé la confiance de l’opinion publique dans les «experts». Ces études nous apprennent que, partout et de plus en plus, les gens ont tendance à se fier principalement à leurs proches, famille et amis. Sauf exception.

Quelquefois, une population en principe sceptique choisit de fonder tous ses espoirs sur certains leaders ou mouvements politiques, ce qui revient en somme à une réaction bipolaire. C’est tout ou rien. Il en va de la confiance comme de l’économie: le gagnant rafle tout. Soudain, des individus se manifestent qui parviennent à susciter une foi inconditionnelle et à l’abri, en l’occurrence, de toute remise en question. On a peine à croire que des électeurs puissent accorder une confiance indéfectible à certains leaders malgré leur tendance à déformer la vérité, à manipuler les chiffres, à faire des promesses qu’ils ne pourront manifestement pas tenir, à lancer des accusations sans fondement ou, tout simplement, à mentir. Et qu’importe si cette propension au mensonge est mise au jour…

«Enchantés» par Trump

Tout ce qui précède fait bien sûr penser à Donald Trump. Les médias ont beau vérifier et infirmer, jour après jour, les affirmations du magnat-candidat républicain à la Maison Blanche, cela ne diminue en rien l’enthousiasme de ses sympathisants. Pour beaucoup, ce sont au contraire les journalistes et les médias qui mentent. Pour d’autres, les faits n’ont pas d’importance. Trump leur offre de l’espoir, des protections et formule des revendications à l’emballage irrésistible; ils n’ont pas la moindre intention de changer d’avis à cause d’informations ou de faits qui les dérangent.

Le Brexit s’inscrit dans une dynamique de cet ordre. Au lendemain du référendum actant la sortie du Royaume-Uni de l’UE, il était étrangement spectaculaire de voir et d’entendre les zélateurs du Brexit revenir sur les promesses et les chiffres qui étaient à la base de leur campagne anti-européenne. En réalité, le montant de la cotisation du Royaume-Uni au budget européen n’est pas aussi élevé qu’ils l’avaient affirmé. Non, cette somme ne va être ni économisée, ni investie pour améliorer le système de santé. Finalement, le fait de sortir de l’Union ne sera pas synonyme d’une baisse du nombre d’immigrants. En fait, ils n’ont aucune idée de la manière dont ils s’y prendront pour combler les vides institutionnels et réglementaires engendrés par cette décision. Autant d’aveux tardifs qu’ont balbutiés les partisans du Brexit devant la presse le jour de leur victoire. Ceux-là mêmes qui, quelques heures plus tôt et pendant des mois, ont soutenu exactement le contraire.

Un monde «post-factuel»

Là encore, les faits et les données ne comptent pas. On laisse ça aux experts et «[les Britanniques] en ont marre des experts». C’est ce qu’a déclaré Michael Gove, l’un des leaders de la campagne pro-Brexit, à présent candidat au poste de Premier ministre, lorsque, avant le référendum, un journaliste lui avait opposé les conclusions alarmantes d’un groupe des spécialistes reconnus (dont faisaient partie plusieurs prix Nobel). Aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie et dans d’autres pays d’Europe ou d’Amérique latine…, le même son de cloche retentit partout.

On évolue aujourd’hui dans un monde «post-factuel», dit-on, où, malgré la révolution des technologies de l’information, du big data, d’internet, entre autres avancées majeures, les faits et les statistiques ne comptent plus. Ils ont cédé toute la place aux émotions, aux passions et aux intuitions, lesquelles orientent désormais les décisions politiques de millions de citoyens. Rien de neuf là-dedans quand on sait que, dépourvue d’émotions, la politique n’aurait rien de politique. Malheureusement, lorsque les gouvernements se mettent à prendre des décisions sans tenir compte des faits, il ne s’agit plus de choix politiques, mais de sorcellerie.

Les Britanniques ne tarderont pas à se rendre compte que se laisser guider uniquement par leurs émotions et leur intuition en ignorant les réalités de ce monde engendrera inévitablement de grandes souffrances humaines.