Moisés Naím

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À Barcelone, cette folle journée d'allégresse où le livre est roi

Slate / Moisés Naím et traduit par Micha Cziffra

«Phénomène ou fait rare, extraordinaire et merveilleux.» C’est ainsi que mon dictionnaire définit le mot «miracle». Il y a une quinzaine de jours, j’ai été témoin d’un événement à la fois inhabituel, extraordinaire et merveilleux à la faveur de la fête de Sant Jordi, à Barcelone. Tous les ans, le 23 avril, il y a foule dans la plus célèbre avenue de la capitale catalane, qui se remplit de roses et de livres. C’était la première fois que j’y assistais.

La célébration de la Saint-Georges, patron de la Catalogne, est bien sûr très ancienne. Au XVe siècle, une coutume s’est établie autour de la légende du saint: à cette date chaque année, les hommes offrent une rose rouge à leur bien-aimée. Depuis les années 1930, cette fête coïncide avec la Journée mondiale du livre. Et pour l’occasion, en échange de la rose reçue, les femmes offrent un livre à l’élu de leur cœur.

Célébration de l’amour, du livre et de l’amour du livre

Dire que ces coutumes ont disparu reviendrait à nier ce qui se passe à Barcelone ce jour-là. Ce samedi 23 avril 2016, on a vendu un million six cent mille livres et pas loin de six millions de roses. Près d’un millier de librairies ont installé des stands sur les Ramblas, où se pressaient, selon les estimations, plus d’un million de personnes. Des centaines d’auteurs, étrangers pour beaucoup, s’y sont installés pour dédicacer des exemplaires de leurs ouvrages. Ce samedi-là, le chiffre d’affaires des librairies s’est monté à environ 21 millions d’euros, soit 10% de leurs ventes tout au long de l’année.

Le public était divers: de jeunes couples et des seniors, des familles entières, des mères avec leur bébé et, en somme, des personnes de tous âges friandes de livres. Certaines échangeaient avec leurs auteurs préférés –ou avec de nouveaux auteurs dont elles n’avaient jamais entendu parler. D’autres flânaient tout simplement dans les rues regorgeant de roses et de mini-librairies.

Vivre ensemble

Il s’en dégageait une atmosphère extraordinaire. Dans d’autres régions du monde, les événements qui se déroulent en plein air et rassemblent des millions de personnes s’accompagnent souvent d’une forte consommation d’alcool associée à une certaine insécurité. Pas la Sant Jordi. Je n’ai pas vu le moindre ivrogne afficher une attitude menaçante ou agressive. Et bien que, comme dans le reste de l’Europe, le niveau de l’état d’alerte soit élevé en Espagne à cause de la menace de nouvelles attaques terroristes, ceux qui sont descendus dans les rues ne semblaient absolument pas craindre ce danger. Ce jour-là, on n’a connu ni délinquance urbaine, ni violence, ni terrorisme. Ce fut une célébration du vivre ensemble et de la culture comme on en voit rarement ailleurs.

Tant et si bien que Markus Dohle, l’un des participants étrangers, m’a dit que son rêve serait d’avoir un événement comme la Sant Jordi à Manhattan, où il vit. «Vous imaginez Broadway rempli de points de vente de livres?!», m’a-t-il demandé. Ce n’est pas un souhait désintéressé, et pour cause: Dohle est le numéro un de Penguin Random House, l’un des plus grands empires de l’édition dans le monde, dont le siège se trouve à Broadway.

Dohle n’est pas le seul visiteur étranger à envier le succès de la Sant Jordi. Nous sommes nombreux à être venus d’autres pays et à imaginer la possibilité de promouvoir quelque chose de tout aussi ambitieux dans nos villes. Il y a un peu partout beaucoup de foires et de festivals du livre, dont certains sont encore plus grands. Mais nulle part ailleurs, on ne sent ce vent d’allégresse et de civilisation qui souffle à la Sant Jordi. Il est donc surprenant que cet événement soit relativement peu connu en dehors de l’Espagne. La possibilité de le transformer en une destination internationale doit être exploitée.

Lecteurs invétérés recherchent livres papier

Il y a une autre raison pour laquelle j’ai eu l’impression qu’un miracle se produisait à Barcelone: en théorie, la passion pour le livre, et plus précisément pour le livre papier ne devrait plus exister, ou du moins pas avec la force que j’ai perçue à la Sant Jordi. Aujourd’hui, les livres physiques sont, dit-on, en voie de disparition. Ils ne peuvent pas concurrencer le coût et la commodité des livres électroniques et, à l’avenir, ils pourraient ne plus être que des objets décoratifs ou des pièces de musée. Certains prédisent même que les librairies et bibliothèques perdront tous leurs clients. Les experts observent aussi que les réseaux sociaux et d’autres révolutions en matière de technologie de l’information font que notre attention est de plus en plus fragmentée avec, notamment, des distractions constantes, ce qui est peu propice à la lecture.

Aujourd’hui, les 140 caractères d’un «gazouillis» sur Twitter ont pris le pas sur les 500 pages d’un livre de bonne facture. Qui a le temps, de nos jours, de lire des livres? Les aficionados qui ont afflué à la Sant Jordi ne sont, semble-t-il, pas au courant de toutes ces théories. Ils continuent à dévorer les volumes qui sortent des presses. Ainsi, année après année, ils contribuent à cette fête «rare, extraordinaire et merveilleuse».